La Toussaint : méditations pour l'octave de la Toussaint

La Toussaint :
méditations pour l'octave de la Toussaint

Source : Livre : "La communion des saints ou nos frères de l'autre vie (2) méditations pour l'octave de la Toussaint et tout le mois de novembre.
PRÉFACE
Si nous sommes unis par la communion des saints aux saints anges, que Dieu dans son infinie bonté a chargés de veiller sur nous, de nous protéger et de nous assister dans tous nos besoins, nous sommes encore et en quelque sorte plus étroitement unis aux saints du ciel et aux saintes âmes du purgatoire.
En effet ces âmes bienheureuses que Dieu a admises dans son royaume, qu'il y couronne de gloire et enivre de bonheur, ont été comme nous le sommes nous-mêmes voyageuses sur la terre ; comme nous, elles ont connu les tristesses et les douleurs de l'exil, avant nous elles ont combattu les combats du Seigneur, et la conquête du ciel leur a coûté autant et plus d'efforts qu'elle ne nous en coûte à nous-mêmes ; Dieu les a mis à des épreuves qu'il épargnera à notre faiblesse, il leur a demandé des sacrifices qu'il ne demandera jamais à notre lâcheté.
Dans le cours de l'année, l'Église propose successivement à notre vénération ceux de ses enfants auxquels elle a décerné les honneurs de la sainteté ; dans la fête de la Toussaint, elle réunit dans un même souvenir cette multitude d'élus dont les vertus n'ont été connues que de Dieu seul et pour lesquels se sont également ouvertes les portes de l'éternelle patrie. Cette fête de la Toussaint est la fête de toutes les familles chrétiennes, car quelle est celle qui n'ait compté parmi ses membres quelques âmes d'élite qui se sont endormies dans le Seigneur, et qu'elle peut pieusement espérer faire aujourd'hui partie du nombre des élus.
Nous avons donc pensé être à la fois utile et agréable aux personnes pieuses en leur offrant dans cet opuscule une méditation pour chacun des jours de l'octave de la Toussaint. 
 Dans la première nous avons cru, en ouvrant pour ainsi dire le ciel à leurs regards, réjouir leurs cœurs par la vue du bonheur dont jouissent peut-être déjà les êtres chéris que la mort a ravis à leur amour, et dont la perte leur fait encore répandre des larmes si amères.
Dans les suivantes, nous leur parlons des vertus des saints, heureux si nous pouvons parla exciter leur émulation, ranimer leur ferveur et les engager à imiter les vertus des saints.
Dans la dernière méditation, nous leur montrons que ceux qui nous ont aimés sur la terre nous aiment encore au ciel. Puisse cette pensée verser un baume salutaire sur tant de cœurs brisés par de douloureuses séparations.
Voulant favoriser le pieux désir de quelques personnes qui peut-être seraient bien aises de consacrer le mois entier de novembre à honorer les saints, nous avons ajouté six petites méditations à celles de l'octave. En prenant un point des premières pour chaque jour, elles peuvent ainsi avoir des sujets de méditation pour tout le mois. Celles que nous y ajoutons compléteront le nombre des jours.
Puisse le Seigneur bénir ce nouveau travail entrepris pour sa gloire. Puisse l'auguste reine des saints à laquelle nous le consacrons le présenter à son divin Fils, y attacher elle aussi sa maternelle bénédiction et le rendre utile à l'avancement spirituel de tous mes pieux lecteurs.

LA COMMUNION DES SAINTS ou MES FRÈRES DE L'AUTRE VIE 
PREMIER JOUR
BONHEUR DES SAINTS DANS LE CIEL.
L'œil de l'homme n'a point vu, son oreille n'a point entendu et son cœur ne saurait comprendre ce que Dieu réserve à ceux qu'il aime,
1er Point. l'Église, mère toujours tendre et compatissante, ouvre aujourd'hui le ciel à nos regards pour exciter notre émulation, encourager et soutenir notre faiblesse dans les épreuves incessantes de la vie présente, en nous montrant dans cet heureux séjour ceux de nos frères dans la foi qui ont combattu avant nous les combats du Seigneur, et qui, pleins d'une sainte ardeur, soutenus et aidés par la grâce, ont triomphé du monde, du démon et d'eux-mêmes, et reçu des mains du souverain rémunérateur de la vertu, la palme et l'immortelle couronne de la victoire. Élevons donc nos yeux et plus encore nos cœurs, vers cette heureuse patrie, où Dieu enivre de bonheur et couronne d'honneur et de gloire cette multitude de saints de tous rangs, de tous sexes, de tous âges, brillantes fleurs écloses sur notre terre au vivifiant soleil de sa grâce et de son amour et moissonnées par l'ange de la mort pour en orner les parvis éternels.
Qui pourrait énumérer le nombre de ces héros chrétiens ? Qui pourrait compter ces légions de martyrs, qui ont arrosé de leur sang et cueilli au milieu des plus affreux supplices les palmes glorieuses qu'ils tiennent entre leurs mains, ces troupes innombrables de vierges plus pures que les lis et qui se pressent avec amour sur les pas de l'Époux divin qu'elles ont préféré à tout et pour lequel elles ont renoncé à toutes les joies, à tous les bonheurs de la terre. Qui pourrait compter encore la multitude des confesseurs de la foi, des saints pénitents, des saintes veuves, de tous ceux qui se sont sanctifiés dans l'état du mariage ? Non, nulle langue ne saurait nous dire le nombre des élus du Seigneur, de ces pierres précieuses qui toutes ont été taillées et polies par le ciseau de la souffrance, et qu'il a choisies et recueillies dans tous les climats, sous tous les cieux du monde, pour servir à la construction de la Jérusalem céleste. Les yeux sont à la fois éblouis et charmés à la vue de ces innombrables légions de saints qui forment la cour du Roi des rois, et se pressent autour du trône de son éternité, jetant au pied de celui de l'Agneau les palmes et les couronnes qu'ils reconnaissent ne devoir qu'à ses mérites et non aux leurs.
Tous ces saints dont la gloire nous éblouit et fait palpiter nos cœurs d'une noble émulation, ne sont pas seulement cette foule de héros chrétiens auxquels l'Église décerne les honneurs dus à la sainteté, qu'elle propose à notre vénération, et qu'elle nous offre comme des modèles que nous devons imiter ; leur nombre est grand sans doute ; mais il est petit si on le compare à celui de nos frères dans la foi, dont la sainteté n'a été connue que de Dieu, qui se sont sanctifiés dans l'obscurité d'une vie humble et cachée, non par des actions d'éclat, mais par le fidèle accomplissement des devoirs de l'état où la Providence les avait placés ; par la perfection avec laquelle ils ont fait les actions les plus communes, les plus habituelles de la vie. Tous ceux-là aussi ont trouvé place dans le royaume de la gloire, et le Seigneur récompense aujourd'hui avec magnificence leurs vertus, leurs obscurs sacrifices, les souffrances et les mérites dont lui seul fut le témoin et que sa miséricorde consigne jour par jour, heure par heure dans ses registres éternels.
Qu'il est doux et consolant pour nos cœurs de pouvoir chercher et distinguer pour ainsi dire parmi cette multitude de bienheureux ces parents, ces amis tant aimés et si amèrement regrettés qui nous ont devancés dans cette éternité où nous les suivrons bientôt, et dont la foi, la piété, les vertus et la mort édifiante justifient l'espérance que nous avons de leur bonheur. Oui, aujourd'hui l'Eglise semble nous autoriser à chercher parmi les élus ceux que nous pleurons encore, ces êtres chéris dont nos cœurs gardent le souvenir avec un si tendre et si constant amour. Elle veut sécher nos larmes en nous montrant ce père, cette mère bien aimés, cette fille, ce fils, ce frère, cette sœur, cet ami, que nous avons vus avec tant de douleur lutter avec la mort et tomber sous ses coups, vivant maintenant dans le sein de Dieu d'une immortelle vie. Eux-mêmes semblent nous crier du haut du ciel : Pourquoi nous pleurer et nous regretter encore ? puisque nous avons échangé les misères de la vie du temps contre les joies et le bonheur sans fin de l'éternité. Pour nous maintenant plus de douleurs, plus de larmes, plus de souffrances, plus de mort ; mais une paix, une joie inaltérable, une félicité qu'aucun revers ne saurait altérer. Réjouissez-vous donc avec nous, et surtout imitez-nous , marchez généreusement sur nos traces, et bientôt, oui bientôt, nous serons réunis là où il n'y a plus ni absence, ni séparation.
Mais quel est donc ce bonheur dont jouissent nos frères bien-aimés dans le sein du Seigneur ? Hélas ! sur cette terre d'exil, si justement appelée la vallée des larmes, nous ne pouvons nous en former qu'une faible et imparfaite idée, et le grand Apôtre lui-même, après cet inénarrable ravissement, où il fit l'expérience des délices et des joies enivrantes du ciel, ne peut que nous dire, que l'œil de l'homme n'a pas vu, que son oreille n'a pas entendu, que son cœur ne saurait comprendre ce que Dieu réserve à ceux qu'il aime. La langue est impuissante à trouver des expressions qui puissent nous donner une idée d'une félicité qui dépassera toutes nos espérances et qui sera au-dessus de tout ce que l'imagination la plus riche et la plus féconde peut rêver de jouissances et de bonheur. En parlant du bonheur des saints dans le ciel, nous resterons toujours, quoi que nous puissions dire, bien au-dessous de la réalité et nous ressemblons à un aveugle qui n'ayant jamais joui de la lumière du soleil, voudrait faire comprendre à d'autres aveugles l'éclat et les splendeurs de cet astre dans une belle journée d'été. Et cependant, pour soutenir notre courage au milieu des misères de la vie présente, nous avons besoin de nous occuper du ciel : nous aimons à en parler, comme des exilés aiment à parler de leur patrie. Le ciel est pour nous la maison paternelle, son souvenir est doux à nos cœurs, il nous console et adoucit nos peines. Parlons donc du ciel à ceux qui le désirent et l'espèrent comme nous l'espérons nous-mêmes.
Dans le ciel les saints sont exempts pour jamais de toutes les douleurs, de toutes les épreuves qui empoisonnent notre existence et troublent les quelques joies que nous pouvons goûter ici-bas. Pour eux plus d'affliction, plus de larmes, plus de souffrances ; plus de maladies, plus de mort, plus de séparations douloureuses à appréhender et à voir se réaliser. Plus de péchés surtout à craindre, plus de tentations à subir, plus de sacrifices à faire, plus de ces doutes, de ces inquiétudes désolantes sur leur salut : leur sort est irrévocablement fixé ; ils sont entrés dans le port et rien ne pourra les rejeter sur la mer orageuse où tant de fois ils furent battus par la tempête. Le calme a succédé à l'orage , le repos au travail, la main du Seigneur a pour jamais essuyé toutes les larmes de ses serviteurs et de ses amis ; pour eux, les jours de l'épreuve sont passés pour ne plus revenir, et le souvenir de ces épreuves, de ces peines, de ces douleurs qui ont été si courtes et qui leur ont valu une si magnifique récompense ajoute encore à leur bonheur et le rend plus vif et plus intense.
Loin de se repentir d'avoir souffert sur la terre, les saints bénissent Dieu des souffrances et des épreuves qu'ils ont eues à subir ; ils l'en remercient comme de la plus précieuse des grâces qu'il leur ait accordées, et si le regret trouvait encore accès au ciel, ils regretteraient de n'avoir pas eu plus de souffrances à endurer, plus de sacrifices à accomplir, tant est grande la récompense que Dieu accorde à chacune de leurs douleurs. Oh ! comme les martyrs s'applaudissent d'avoir enduré tant de tourments, comme ils bénissent et la cruauté de leurs bourreaux, et ces instruments de supplice qui brisèrent leurs membres et mirent leur chair en lambeaux. Chacune de ces plaies reçues pour l'amour de Jésus-Christ leur vaut une joie nouvelle et augmentera après la résurrection la gloire dont leurs corps eux-mêmes seront environnés. Comme elles se réjouissent d'avoir tout sacrifié pour leur divin époux, ces vierges innocentes qui, après avoir renoncé pour lui à toutes les joies du monde, à toutes les espérances et les affections de la terre, lui immolèrent leurs corps par les saintes rigueurs et les austérités d'une effrayante pénitence. Comme elles s'applaudissent de ces sacrifices passagers dont l'accomplissement fit déjà leur bonheur aux jours de leur vie mortelle et que Jésus récompense aujourd'hui avec tant de libéralité et de magnificence. Comme ils bénissent aussi leur glorieuse indigence ces milliers de pauvres volontaires, qui ne voulurent que Jésus pour la part de leur héritage, et qui se dépouillèrent de tout pour courir sur ses traces avec plus d'agilité. Oh ! comme les privations, les humiliations de leur pauvreté passée leur paraissent peu de chose maintenant qu'ils sont payés avec tant d'usure par le bien souverain dont ils jouissent et qui est devenu leur éternelle propriété.
Il en est de même de ces parents, de ces amis que nous avons vus si souvent dans la douleur et dans les larmes ; de ces pauvres que nous avons peut-être secourus, de ces infirmes que nous avons visités, consolés, encouragés dans leurs souffrances. Tous aujourd'hui se réjouissent de leurs maux passés, tous bénissent avec amour la main divine qui s'appesantissait autrefois sur eux ; alors ils la trouvaient bien lourde, aujourd'hui ils reconnaissent que c'était dans sa miséricorde qu'elle les frappait, et tous s'écrient dans leurs transports de joie et de reconnaissance : Heureuses croix ! heureuses larmes, qui nous ont valu une telle récompense ! Soyez béni, Seigneur, pour toutes les afflictions, pour toutes les épreuves que vous nous avez envoyées ; soyez béni surtout pour ne nous avoir pas exaucés , alors que, pauvres aveugles, nous vous demandions avec larmes d'en être délivrés. Bénis soient éternellement votre sagesse, votre miséricorde et votre amour, qui nous ont fait arriver par la voie de la croix au séjour du bonheur éternel.
IIe Point. Les saints, dans le Ciel, ne sont pas seulement exempts de tous les maux de la vie présente, ils jouissent encore de la plénitude de tous les biens. Là, tous leurs désirs sont satisfaits, et le vide de leur âme, ce vide immense que nous éprouvons tous et que rien ne peut remplir ici-bas, est pour jamais comblé. Il l'est par Dieu lui-même, qui seul pouvait le remplir. Et Dieu, en se donnant à ses élus, leur donne tous les biens avec lui. Il leur communique son propre bonheur, sa paix, sa gloire, son amour, et les fait vivre de sa propre vie. Nul ne peut donc exprimer la félicité, les joies toujours renaissantes dont sont enivrés les bien-aimés du Père céleste. Ce n'est pas seulement la joie du Seigneur qui est entrée dans ces âmes bienheureuses ; quelque grandes qu'elles soient, leur capacité ne l'eût pas été assez pour la contenir. Ce sont elles qui sont entrées dans cette joie du Seigneur, qui sont plongées, submergées, abîmées dans cet océan sans rivages et sans fond, dont nul ne peut sonder les insondables abîmes. C'est là qu'elles vivent et qu'elles vivront éternellement, sans que la satiété puisse jamais les atteindre, sans qu'elles puissent se lasser d'une félicité qui leur semblera toujours nouvelle. Pour elles plus de passé, plus d'avenir, plus rien que le moment toujours présent de leur immuable éternité. Le moment a commencé pour elles au jour où elles sont entrées en possession de leur bonheur, et il ne doit plus finir. Là, où elles sont arrivées, la course fugitive du temps a cessé, le jour qui a lui pour elles n'aura pas de soir, pas de nuit. Au ciel, les heures ne succèdent pas aux heures les mois aux mois, les années aux années, les siècles aux siècles, tout cela passe, fuit comme un songe ; là haut, rien ne passe, rien ne change, tout est stable, permanent, immuable comme Dieu lui-même.
Pendant leur séjour sur la terre, l'âme des saints était comme la nôtre dévorée du triple besoin de connaître, d'aimer et de posséder. Mais rien ici bas ne put satisfaire aux aspirations de ces grandes âmes. Elles avaient soif de vérité, soif d'amour, soif de Dieu et ne trouvant dans les créatures que mensonge, vanité et néant, elles languissaient ici bas comme des exilés languissent loin de leur patrie, et soupirant sans cesse après la fin de leur exil, elles étaient étrangères au milieu du monde, y vivaient comme n'y vivant pas puisque toutes leurs pensées, toutes leurs espérances, toutes leurs affections étaient fixées dans le ciel. Aujourd'hui leurs vœux sont accomplis et le triple besoin de leur cœur est satisfait.
En effet, la soif qu'avaient les saints de connaître Dieu est étanchée. Ils s'abreuvent aux sources de la lumière et de la vérité. Les voiles obscurs de la foi sont tombés pour eux, toutes les ombres qui obscurcissaient leur intelligence se sont dissipées aux brillants rayons du soleil de justice. Ils voient Dieu tel qu'il est et cette vision intuitive de Dieu les plonge dans un immortel ravissement, dans des extases d'admiration et d'amour qui se renouvellent et s'augmentent à chaque nouvelle beauté qu'ils découvrent en celui qui est seul la vérité, la vie, la beauté infinie. Je ne veux pas dire que les saints comprennent l'essence de Dieu, aucune créature quelque pure, quelque élevée en gloire qu'elle soit ne la comprendra jamais ; mais Dieu se montre à ses élus, ils le voient tel qu'il est, ils le connaissent, et cette connaissance est proportionnée au degré de sainteté qu'ils ont acquis sur la terre et à l'amour qu'ils ont eu pour lui.
Les saints comprennent le mystère de l'adorable Trinité devant lequel ils ont autrefois abaissé les lumières de leur faible raison et qu'ils ont adoré sans le comprendre. Ils voient comment Dieu le Père est le le principe du Verbe et engendre éternellement ce Fils qui lui est égal en toutes choses ; ils voient également comment l'Esprit saint, amour du Père et du Fils procède de l'un et de l'autre et leur est égal en puissance, en grandeur et en sainteté. Ils comprennent enfin comment ces trois adorables personnes parfaitement distinctes l'une de l'autre ne forment pourtant qu'un seul et même Dieu. Ils connaissent de même tous les autres mystères qui ont été ici bas l'exercice de leur foi et l'objet de leur contemplation et de leur amour. La charité de Dieu dans les divers mystères de l'Incarnation et de la Rédemption leur est révélée dans toute son étendue, ils sondent les profondeurs de cet incompréhensible amour d'un Dieu pour de misérables créatures et cette vue excite en eux des transports d'admiration et de reconnaissance qu'il n'est pas possible à une langue mortelle d'exprimer.
Dans le ciel Dieu justifie sa providence aux yeux de ses élus. Ils voient en lui pourquoi ses amis sont éprouvés sur la terre, pourquoi les croix, les afflictions les plus pesantes leur sont en quelque sorte réservées. Pourquoi il semble les abandonner si souvent à la méchanceté et à l'oppression de leurs persécuteurs et se montre sourd à leurs gémissements et à leurs prières. Pourquoi le juste languit dans la souffrance, dans les humiliations, dans l'indigence, tandis que tout prospère à l'impie, qu'il nage au sein de l'opulence, qu'il regorge des biens du monde et s'enivre de la vaine fumée de la gloire humaine. L'infinie sagesse qui a réglé cette distribution si inégale de biens et de maux est dévoilée aux yeux des bienheureux ; ils l'admirent, ils la bénissent avec amour et comprennent pourquoi Dieu a voulu cette inégalité qui fait si souvent blasphémer l'impie et murmurer l'âme peu affermie dans la foi.
Enfin les saints voient tout en Dieu , ils connaissent en lui tous les secrets de sa grâce, toutes les avances de sa miséricorde, toutes les inventions de son amour. Ils connaissent également tous les secrets de la nature, toutes les merveilles de la création et le dernier des élus en sait plus sur toutes ces choses que le savant qui a consumé sa vie dans l'étude des astres et des secrets de la nature. Oui les sciences n'ont plus ni obscurités, ni mystère pour les saints ; ils les connaissent toutes sans rien ignorer, ils connaissent clairement et distinctement les lois qui régissent tous les corps qui composent ce vaste univers et d'un coup d'œil ils embrassent tout ce qui s'est passé dans le monde depuis sa création. Ils voient de même dans la lumière de Dieu les besoins spirituels et temporels de ceux qui les invoquent, leurs afflictions, leurs épreuves, leurs tentations, les grâces qu'ils reçoivent et celles qui leur sont nécessaires pour correspondre aux desseins de Dieu sur eux et atteindre la fin pour laquelle il les a créés. Cette vue enflamme leur charité et les porte à se faire auprès du Seigneur les intercesseurs de ceux qui réclament leur assistance et les prient avec ferveur et confiance.
Les saints jouissent encore dans le ciel de la vue de la sainte humanité de Jésus, de ce Jésus qui fut sur la terre l'appui de leur espérance et le plus tendre objet de leur amour. Ils le voient non plus souffrant et rassasié d'opprobre comme aux jours de sa douloureuse passion, mais impassible, glorieux et immortel. Ah ! si un seul rayon de cette gloire inhérente à la divinité que le Sauveur laissa sur le Thabor éclater sur sa sainte humanité suffit pour jeter les apôtres dans une extase d'admiration et de ravissement et arracha à saint Pierre ce cri qui peint si bien le bonheur qui remplissait son âme : Seigneur il fait bon ici ; souffrez que j'y dresse trois tentes, une pour vous, une pour Moïse et l'autre pour Élie ! quel ne doit donc pas être le ravissement, la joie, le bonheur de ces âmes bienheureuses qui voient non pas un reflet de la gloire de l'Homme-Dieu, mais qui le voient dans tout l'éclat de sa gloire, couronné de toutes les splendeurs de la divinité, élevé au-dessus de tous les chœurs des anges et assis à la droite de son Père sur un trône éclatant de lumière, recevant sans cesse les hommages et les adorations de toute la cour céleste, l'éclairant comme un radieux soleil de sa divine lumière, et laissant tomber sur cette multitude d'élus, qui tous lui doivent leur bonheur et leur gloire, un éternel regard de bienveillance et d'amour. Ah ! c'est là un bonheur que notre cœur comprend. Voir Jésus, l'aimer, en être aimé, le posséder, être sûr que rien ne pourra plus jamais nous séparer de lui, ne plus le voir offensé, mais au contraire aimé , loué, béni par des millions d'esprits célestes et d'âmes bienheureuses. Cette félicité toute seule est déjà le ciel.
La vue de Marie leur douce et tendre mère augmente encore le bonheur des élus. Ils la voient assise sur un trône de gloire, tout à côté de celui de son Fils, revêtue de la lumière de ce soleil de justice qu'elle a donné au monde, portant dans ses mains le sceptre de la clémence et dominant de sa douce majesté l'auguste assemblée des saints, jouissant du bonheur de toutes ces âmes qui après Jésus lui doivent leur salut, comme une tendre mère jouit du bonheur de ses enfants.
Dans le ciel, la soif d'amour qui dévorait le cœur des saints est pleinement étanchée. Ici bas, ils se plaignaient avec douleur de l'impuissance où ils étaient d'aimer comme ils auraient voulu le faire l'objet divin qui seul leur paraissait aimable et cette parole : Nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, les remplissait de crainte et les faisait languir dans les angoisses d'une sainte tristesse. Mais aujourd'hui plus de craintes, plus d'inquiétudes, l'incertitude a cessé, ils savent maintenant qu'ils étaient dignes d'amour, et que le Dieu si bon qui les a couronnés les aime et les aimera éternellement. Pour eux aussi l'impuissance a cessé, Dieu a étendu leurs facultés aimantes, et il a centuplé leur puissance d'aimer, dilaté sans mesure la capacité de ces âmes bienheureuses et à peine le Seigneur s'est-il découvert à elles que le feu du divin amour les a pénétrées tout entières, il s'est attaché à toutes leurs puissances, il les a transformées, identifiées en celui qu'elles aimaient ; et comme Dieu est amour, on peut dire aussi qu'elles sont devenues tout amour.
Ah ! si le sentiment de l'amour de Dieu nous rend déjà si heureux sur la terre, si une seule goutte de cet amour suffit pour adoucir les plus poignantes douleurs, pour remplir d'une sainte énergie et d'un invincible courage les âmes les plus faibles et les plus timides, qu'est-ce donc que l'amour du ciel, que Dieu ne verse plus goutte à goutte, mais qu'il fait entrer par torrents dans l'âme de ses élus. Ils ne boivent pas seulement à cette source de délices, ils se baignent, ils se plongent dans les vagues brûlantes de cet océan de la charité d'un Dieu, ils s'enfoncent, ils se perdent dans ses divines profondeurs et plus ils s'y enfoncent, plus les horizons qui s'ouvrent devant eux s'agrandissent ; sans cesse ils découvrent de nouvelles beautés, de nouvelles amabilités dans celui qu'ils aiment : aussi plus ils l'aiment, plus ils veulent l'aimer et cet acte d'amour béatifique commencé à leur entrée dans le ciel se continuera pendant toute l'éternité toujours plus ardent, plus intense et les remplissent toujours de nouvelles délices, de nouveaux ravissements, parce que cette éternité avec son interminable durée ne suffira pas à leur révéler tout ce qu'il y a de grandeurs, de beautés et de perfections en Dieu,
IIIe Point. Dans le ciel les saints possèdent Dieu. Il se donne, il se communique à eux, il devient leur bien, leur propriété, leur héritage et ce Dieu de bonté en se donnant ainsi aux bien-aimés de son cœur, les fait entrer en participation de tous ses biens, de toutes ses perfections. Oui les saints sont riches des richesses de Dieu lui-même, saints de sa sainteté, sages de sa sagesse, justes de sa justice. Ils ne jugent plus par leurs idées, mais par celles de Dieu ; ils ne veulent plus et ne peuvent plus vouloir que ce qu'il veut. Enfin ils aiment par son cœur, ils vivent de sa vie, ils sont heureux de son propre bonheur, et ils lui sont tellement unis, tellement transformés en lui qu'ils sont, selon l'expression du grand apôtre, Dieux avec lui, parce que sa divine image se réfléchit en en eux dans toute sa beauté comme l'image du soleil se réfléchit dans des eaux calmes et parfaitement pures.
Oh ! comme ces biens de la terre que les saints ont méprisés pour Dieu leur paraissent aujourd'hui peu de chose, que les sacrifices qu'ils ont faits pour acquérir les biens et le bonheur dont ils jouissent leur paraissent petits ! et quels regards de pitié et de mépris ne jetaient-ils pas sur toutes ces choses qui nous éblouissent et nous fascinent encore. Plaisirs, honneurs, richesses, gloire et grandeurs humaines, tout cela leur paraît bien vil, bien méprisable et souverainement indigne d'occuper des âmes créées pour le ciel, appelées à de si hautes destinées, à un bonheur si parfait, à la possession de Dieu lui-même. Quand donc, ô mon Dieu, jugerons-nous de toutes les choses d'ici-bas, comme vos saints en jugent ; dessillez nos yeux, Seigneur, afin que nous les méprisions comme ils les ont méprisées aux jours de leur vie mortelle et que comme eux nous ne soupirions plus qu'après la possession des biens éternels.
Ce qui complète le bonheur des élus, c'est la société des anges et des saints dont ils jouissent dans le ciel et avec lesquels ils vivent dans la plus douce et la plus fraternelle union. Tous se connaissent, tous s'aiment, tous sont unis par les liens d'une inaltérable charité. L'envie, la jalousie, la discorde ne pénètrent pas au ciel, et quoique tous les bienheureux ne jouissent pas du même degré de gloire et, qu'ainsi que les étoiles du ciel qui diffèrent entre elles de clarté, les uns soient plus élevés que les autres et jouissent d'une connaissance de Dieu proportionnée à l'amour qu'ils ont eu pour lui sur la terre et aux mérites qu'ils y ont acquis, chacun d'eux se trouve parfaitement satisfait de la part que Dieu lui a faite, chacun se réjouit du bonheur de ses frères comme du sien propre et voit sans envie la différence de gloire et d'élévation qui existe entre eux parce que tous s'oublient et ne se regardent plus eux-mêmes, mais Dieu seul qui se glorifie en chacun d'eux.
Si le plus grand bonheur de la terre consiste dans l'affection qu'ont entre eux les membres d'une même famille, dans l'union parfaite de leurs volontés et de leurs cœurs, quel ne doit pas être le bonheur de cette immense famille de Dieu, qui n'a qu'un cœur pour aimer le père commun, qu'une voix pour le louer et le bénir, et si une des plus vives afflictions de l'âme pieuse ici bas est de voir le dépérissement de la foi dans les âmes et le Dieu qu'elle aime méconnu, outragé, blasphémé par l'impie, si la vue des iniquités, des scandales qui inondent le monde la fait si souvent soupirer après la fin de son exil ; quelle n'est donc pas la joie des bienheureux de se trouver dans un lieu où le péché n'entrera jamais, où Dieu sera éternellement loué, éternellement aimé, éternellement glorifié, où ce Jésus, objet de leur plus tendre amour, et qu'ils ont vu oublié, méprisé, abandonné sur la terre par les ingrats qu'il ne cessait de combler de ses grâces et de ses bienfaits reçoit enfin le juste tribut de la reconnaissance et de l'amour de tous les bienheureux qui tous jettent à ses pieds leurs couronnes et reconnaissent lui devoir leurs vertus, leurs mérites et leur gloire.
Enfin le corps même des saints participera un jour au bonheur dont leurs âmes sont déjà en possession, et jusque-là il semble que ce bonheur est en quelque sorte incomplet. Ces âmes bienheureuses soupirent après l'instant où elles se réuniront à ces anciens compagnons de leur exil, qui eux aussi ont mérité d'avoir part à leur gloire puisqu'ils ont eu part à leurs travaux et à leurs sacrifices. Il leur tarde de voir leur bien-aimé Sauveur avec leurs yeux de chair, de le louer avec ces langues qui tant de fois le louèrent ici bas, même au sein de l'affliction et de la douleur, et dont un grand nombre confessèrent son nom au milieu des plus cruels tourments. Dieu exaucera au dernier jour les vœux de ses serviteurs et de ses enfants, il accomplira ses promesses, et l'homme tout entier sera glorifié dans son âme et dans son corps : la bonté de Dieu le demande et sa justice l'exige en quelque sorte ; elle ne saurait souffrir que ces corps que les saints lui ont immolés pendant de longues années comme des hosties vivantes, qu'ils ont exténués par le jeûne, les veilles, le travail et toutes les austérités de la pénitence n'aient pas aussi leur part de gloire et de félicité. Ils l'auront donc, et au premier son de la trompette de l'ange ces corps reformés sur le modèle du corps glorieux de Jésus-Christ s'éveillant de leur sommeil séculaire et secouant la poussière de leur couche funèbre, ils seront en un instant réunis aux âmes bienheureuses dont ils furent autrefois la prison d'argile ; et brillants comme autant de soleils, ils s'élanceront radieux dans les plaines de l'immensité pour aller pleins de joie au-devant du souverain Juge et servir à la gloire de son triomphe.
 Ces corps des saints revêtus alors pour toujours de la lumière de gloire comme d'un brillant vêtement dont l'éclat surpassera celui du soleil et des pierres les plus précieuses et resplendira des plus riantes couleurs, deviendront un nouvel ornement pour le ciel et leur vue augmentera la joie et la félicité des élus. Ces corps glorieux n'auront plus rien des infirmités des nôtres, ils n'auront plus la pesanteur de la matière et ne seront plus sujets aux besoins que nous éprouvons aujourd'hui. Impassibles et immortels, la maladie, les infirmités ne pourront plus les atteindre, l'âge ne pourra plus flétrir leur beauté et épuiser leurs forces, la mort ne pourra plus arrêter les battements de ces cœurs généreux qui palpiteront éternellement sous les douces étreintes de l'amour de Dieu, doués de subtilité et d'agilité comme celui de Jésus-Christ notre adorable chef ; ces corps devenus ses membres glorieux, pénétreront sans effort les corps les plus durs et se transporteront d'un lieu à un autre avec la promptitude de la pensée. Ils parcourront, sans se lasser, les vastes domaines de la création et verront sous leurs pieds ces mille millions de mondes que nous voyons aujourd'hui rouler avec tant d'harmonie sur nos têtes. Cette terre que nous habitons et que l'homme a souillée et souille encore de tant de crimes, purifiée elle aussi par le feu de la justice de Dieu, renouvelée et embellie par sa toute puissante bonté, deviendra encore un nouvel Eden que les élus parcourront avec délices, n'y retrouvant plus les douleurs du passé que par le souvenir qui leur rendra plus douces encore les joies inaltérables du présent.
Enfin, tous les sens des corps des saints jouiront chacun de la félicité qui leur est propre ; leur vue sera ravie par les merveilles de la maison du Seigneur et des splendeurs de cette Jérusalem céleste, dont saint Jean, dans ses mystérieuses révélations, nous raconte les beautés et les richesses. Leurs oreilles seront charmées par l'harmonie des concerts angéliques, leur goût satisfait par de divines suavités, leur odorat par le céleste arôme des suaves parfums qui s'exhaleront du corps adorable de Jésus, de celui de sa Mère immaculée et de ceux de tous les élus, comme d'une magnifique corbeille de fleurs ornant et embaumant à la fois les parvis éternels.
Que cette pensée du bonheur des saints que nous venons de méditer nous enflamme d'une sainte ardeur, d'une noble ambition et d'une généreuse émulation. Comme eux, nous sommes créés pour le ciel, l'heureuse patrie où ils sont arrivés est aussi notre patrie ; les joies dont ils jouissent nous sont promises, et il dépend de nous qu'elles nous soient un jour données. Élevons donc nos yeux vers ces demeures éternelles, où nous ont devancés nos frères dans la foi, nos parents, nos amis bien-aimés. Du sein de leur éternelle félicité, leurs regards s'abaissent vers nous, ils nous tendent les bras et nous montrent à côté de leurs trônes de gloire ceux qui nous sont destinés et qu'ils brûlent du désir de nous voir occuper. Élançons-nous donc courageusement sur leurs traces, suivons les exemples qu'ils nous ont laissés et disons avec saint Augustin : Pourquoi ne pourrais-je pas ce qu'ont pu tant de saints de mon état, de mon âge, et qui se sont sanctifiés dans la même position que moi. Ils n'étaient pas d'une autre nature que la mienne ; ils avaient les mêmes penchants à vaincre, les mêmes obstacles à surmonter, les mêmes épreuves et de bien plus grandes encore à supporter ; avec la grâce de Dieu, ils ont triomphé de toutes les difficultés et sont arrivés au terme. De moi-même je ne puis rien, mais Dieu m'offre sa grâce comme il la leur a offerte, et avec elle je pourrai ce qu'ils ont pu. Oui, soyons-en convaincus, pour gagner le ciel, il ne faut que le vouloir, mais le vouloir fortement, sincèrement, constamment, et par là même il faut vouloir les moyens qui peuvent nous y conduire, c'est-à-dire les vertus, les souffrances, les humiliations, les sacrifices, qui seuls peuvent assurer nos droits à cet héritage éternel. Lors donc que nous sentirons notre courage faiblir sous le poids de l'épreuve, la nature effrayée à la vue des sacrifices reculer et réclamer ses droits, rappelons-nous la magnifique récompense promise à quelques instants de peine, et ranimons notre courage en nous disant : Le ciel sera le prix de cette épreuve supportée avec résignation, de cette croix portée avec patience , de ce sacrifice accompli avec amour. Ainsi soit-il.
PRIÈRE
Que la terre me paraît vile, ô mon Dieu, quand je regarde le ciel ! Que les jours de mon exil me paraissent longs, lorsque je pense à l'éternelle patrie où vous enivrez vos élus de bonheur et d'amour. Non, rien ici-bas, ô mon Dieu, ne peut plus satisfaire mon âme qui a soif de vous ; elle languit, elle se dessèche, se consume loin de vous, par l'ardeur de ses désirs. Toutes les jouissances terrestres ne lui semblent plus qu'amertume ; l'affection des créatures ne peut pas éteindre cette soif d'amour que vous seul pouvez étancher. C'est vous, c'est vous seul, ô mon Dieu, que mon âme désire ; c'est vous qu'elle appelle et la nuit et le jour ; c'est à vous qu'elle aspire comme à sa seule joie, à sa seule félicité, à son éternelle vie. C'est vous, vous seul enfin qu'elle veut voir, qu'elle veut aimer, qu'elle veut posséder.
Mais hélas ! je m'égare, ô mon Dieu, et dans ma présomption j'oublie ma misère, mon indignité, ma profonde indigence, et j'aspire à la récompense que vous accordez à vos fidèles serviteurs, sans avoir rien fait encore pour la mériter. Il n'en sera plus ainsi, ô mon Dieu ! aidé de votre grâce, je vais m'efforcer de me rendre moins indigne du bien auquel j'aspire ; je n'oublierai plus que le ciel doit être le prix de nos efforts et de nos sacrifices ; que nous devons, pour ainsi dire, le prendre d'assaut, et que ceux-là seuls qui auront vaillamment combattu seront couronnés. Je m'efforcerai donc de marcher avec tous vos saints sur les traces du chef des élus ; comme eux je veux le suivre avec courage dans la voie des humiliations, des souffrances et des sacrifices, puisque c'est la seule qui peut me conduire à la vie et à l'éternel bonheur. Ainsi soit-il.
EXEMPLE.
L'ancienne ville d'Autun, qui compte avec un saint orgueil Symphorien au nombre de ses fils et qui est fière de l'avoir vu naître dans son sein, fut arrosée du sang de ce jeune et généreux martyr de Jésus-Christ, alors que le plus grand nombre de ses habitants étaient encore plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie et prostituaient leur encens et leurs adorations aux infâmes divinités du paganisme.
Plus illustre encore par sa foi vive et par son ardente piété que par la noblesse et l'ancienneté de sa famille, élevé par une mère chrétienne, le jeune Symphorien avait sucé avec son lait l'amour de Jésus-Christ. Initié de bonne heure à la pratique des plus sublimes vertus, entouré des soins et de la sollicitude de ses vertueux parents, comme le divin enfant de Nazareth, il croissait à l'ombre de leur amour, en âge, en sagesse et en grâce. Éclairé du soleil de la vérité, la brillante intelligence du jeune homme s'était développée à ses doux et vivifiants rayons, et l'ambition paternelle aurait pu rêver pour ce fils chéri un brillant avenir.
Mais Dieu, dans sa miséricorde, lui en réservait un plus brillant que celui que pouvait ambitionner pour lui la tendresse paternelle, en l'appelant à l'honneur de verser son sang pour le nom de Jésus-Christ et à la gloire du martyre. Or voici ce qui advint. Un jour qu'on célébrait une fête en l'honneur de Cybelle, mère des dieux et que sa statue couronnée d'épis et de fleurs, placée sur un char pompeusement orné , était promenée dans les rues de la vieille cité éduenne, entourée de ses prêtres, qui faisaient fumer devant ce vain simulacre un sacrilège encens, et suivie d'une foule nombreuse qui lui offrait ses vœux et ses adorations, il arriva que le jeune Symphorien vint à passer dans la rue que suivait le cortège, et gémissant au fond de son âme de l'aveuglement de ses concitoyens, il passa outre en détournant ses yeux avec mépris et dégoût de l'idole à laquelle on prostituait des adorations et des hommages qu'il savait n'être dus qu'à Dieu. L'action du jeune homme qui passait sans prendre part à la joie générale, sans donner aucun signe de respect à l'idole, fut aussitôt remarquée de la foule, et le peuple regardant son indifférence comme une impiété et un outrage fait à la mère des dieux, l'arrêta aussitôt et voulut le contraindre à offrir de l'encens à Cybelle. Sur son refus, le jeune saint fut conduit au préfet romain qui l'interrogea sur sa foi. Il confessa courageusement qu'il était chrétien, et refusa constamment de se soumettre aux édits des empereurs qui ordonnaient d'adorer leurs dieux et de leur offrir de l'encens. Ayant appris le rang distingué qu'occupait dans la cité la famille de Symphorien, le préfet employa tour à tour les promesses et les menaces pour vaincre la résistance du jeune saint ; mais rien ne put ébranler sa constance, et il l'envoya en prison, espérant que la réflexion et les privations de ce triste séjour triompheraient de ce qu'il appelait son obstination. Mais dans la solitude, Symphorien se prépare par une humble et fervente prière à soutenir glorieusement les assauts du dernier combat. Aussi, lorsque au bout de quelques jours il fut ramené devant le préfet, celui-ci le trouvant toujours inébranlable dans sa foi et aussi insensible aux menaces qu'aux plus brillantes promesses, désespérant de vaincre sa constance, le condamna à avoir la tête tranchée.
Comme on conduisait Symphorien hors des murs de la ville pour exécuter la sentence qui avait été prononcée contre lui, sa mère, digne émule de celle des Machabées, surmontant la douleur que lui causait la perte d'un enfant si tendrement aimé et si digne de l'être, et tremblant que son courage fléchisse en présence de la mort, sort de chez elle, et s'avançant sur les remparts de la ville, elle vient elle aussi s'associer au martyre de son fils, en soutenant son courage par les divines espérances de la foi ; s'élevant au-dessus de tous les sentiments de la nature, cette mère héroïne ne tremble pas pour la vie temporelle qu'elle a donnée à son enfant, mais elle tremble pour la vie de son âme et elle préfère mille fois le voir mourir innocent que vivre coupable. Bientôt le funèbre cortège paraît à sa vue, Symphorien s'avance entouré des licteurs et des soldats romains, et suivi d'une foule immense, avide de se repaître du spectacle de son supplice. Oh ! sans doute, à la vue de son enfant, paré de tous les charmes de la jeunesse et portant sur son front la double auréole de l'innocence et de la vertu, et cependant conduit à la mort comme un malfaiteur, sa tendresse maternelle dut crier bien haut pour réclamer ses droits, et un combat terrible dut se livrer dans le cœur de la mère chrétienne entre la nature et la grâce. Le combat fut son martyre à elle, et Dieu seul en comprit les douleurs. Étouffant la tendresse naturelle qu'elle avait pour son fils, loin d'éclater en sanglots et de chercher à affaiblir son courage par ses larmes et les témoignages de son amour, cette mère admirable rassemble toutes ses forces, et élevant la voix, elle appelle son fils, et de la main lui montrant le ciel, elle lui crie : Courage, Symphorien, courage, mon cher fils, regardez le ciel. A celte voix bien connue qui domine celle du hérault qui publie la sentence de mort et celle de la multitude qui le poursuit de ses cris féroces, le cœur du jeune martyr a tressailli ; sa mère est là, il ne peut en douter ; comme la mère de Jésus, elle l'a suivi jusqu'au lieu de son supplice. Ah ! l'amour filial se réveille aussi dans son cœur ; mais heureux d'en faire encore le sacrifice à celui auquel il s'immole, Symphorien la cherche des yeux, la remercie d'un regard plein de reconnaissance et d'amour, et élevant les yeux vers le ciel qu'elle lui montre du geste, il semble lui dire qu'il l'a comprise, que c'est là qu'il va l'attendre et qu'ils seront bientôt réunis pour ne plus se séparer jamais. Ce fut en regardant le ciel dont il semblait déjà entrevoir les diverses splendeurs, que le jeune martyr reçut le coup mortel qui lui en ouvrit les portes.
PRATIQUE.
Dans les peines et les épreuves de la vie, élever notre cœur vers le ciel et nous rappeler la magnifique récompense qui sera le prix de nos courtes douleurs et des légers sacrifices que Dieu exige de notre fidélité.

DEUXIÈME JOUR
LA SAINTETÉ EST POSSIBLE DANS TOUS LES ÉTATS, L'EXEMPLE DES SAINTS NOUS LE PROUVE.
Soyez saints parce que je suis saint, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.
1er Point. Si nous demandons à un petit enfant qui a eu le bonheur de naître dans le sein de l'Église catholique pourquoi Dieu l'a créé et mis au monde, il vous répondra sans hésiter que c'est pour le connaître, l'aimer, le servir et par ce moyen acquérir la vie éternelle. Ces paroles si simples et pourtant si profondes résolvent à elles seules le problème de la destinée de l'homme, que toute la science des philosophes de l'antiquité ne put parvenir à résoudre. Livrés aux seules lumières de la raison humaine et privés de celles de la foi, ils erraient dans les obscurités du doute et de l'erreur, entassant système sur système sans jamais parvenir à la connaissance de la vérité ; et le petit enfant qui ne sait encore que les premières pages de son catéchisme en sait plus sur la fin de l'homme que n'en surent jamais tous les sages de la Grèce et de Rome. Oui, ces simples paroles du catéchisme renferment tout ce que nous devons savoir sur le but de notre création, sur notre fin dernière et sur les moyens que nous devions employer pour atteindre cette fin. Bien comprises et surtout sérieusement méditées, elles suffiraient seules pour élever l'âme qui voudrait en faire l'application à sa conduite, à une éminente sainteté. Mais hélas, qui pense aujourd'hui à les méditer, à les approfondir ces paroles sublimes que nos lèvres d'enfant bégayaient sans les comprendre, et quelle est la personne, même pieuse, qui ne rougirait en quelque sorte de prendre pour sujet de ses méditations une demande du catéchisme, et cependant ce petit livre qu'on oublie, qu'on dédaigne de relire quand on est sorti de l'enfance, renferme plus de vraies lumières et donne des règles de conduite plus sages et plus sûres que tous ces traités ascétiques qui bons en eux-mêmes, peuvent être utiles à quelques âmes, mais n'offrent pas comme le catéchisme l'aliment qui convient à tous. La méditation que nous allons faire ne sera que le développement et le commentaire des paroles que nous avons citées.
Dieu a tout créé pour l'homme ; mais il a créé l'homme pour lui seul. Premier principe de cette créature privilégiée, il a voulu être sa fin dernière, être connu, aimé, servi par elle et la rendre un jour participante de son propre bonheur, en se donnant lui-même éternellement à elle ; mais, nous le savons tous, l'homme dès le principe se détourna de sa fin et la désobéissance d'Adam entrava les miséricordieux desseins du Créateur sur lui et sur ses descendants ; par son péché, notre premier père se ferma le ciel et le ferma à toute sa postérité, mais le Verbe du Père touché des malheurs de l'humanité s'offrit pour être son réparateur. Il s'unit à elle en s'incarnant dans le chaste sein de Marie, par ses souffrances, ses humiliations et sa mort ignominieuse sur la croix, il paya sa dette à la justice divine et lui rendit ses droits à l'héritage céleste.
Grâces à l'amour et à l'infinie bonté de notre Rédempteur, nous pouvons donc tous lever vers le ciel un regard d'espérance et chacun de nous peut se dire : voilà ma patrie, voilà mon héritage. Oui, nos droits à cet héritage éternel sont imprescriptibles. Jésus les a payés de son sang, c'est pour nous qu'il a conquis le ciel, et son Père veut nous le donner. C'est donc une vérité de foi que Dieu veut le salut de tous les hommes et qu'il donne à chacun d'eux les grâces nécessaires pour se sauver ; ceux qui se perdent ne se perdent que parce qu'ils le veulent et qu'ils abusent des grâces que Dieu leur accorde et que leur volonté est en désaccord avec la volonté toujours miséricordieuse du Seigneur.
Dieu qui veut notre salut veut par là même que nous soyons saints, car ceux-là seuls qui le seront trouveront place dans le royaume des cieux. Rien de souillé, rien d'impur n'entrera dans la demeure éternelle du Dieu trois fois saint et ceux-là seulement qui auront acquis quelques traits de ressemblance avec leur Père céleste seront admis en sa présence et jugés dignes d'avoir part à son héritage. Puisque Dieu veut nous donner le ciel puisque pour nous le donner il veut que nous soyons saints, la conclusion que nous devons tirer de cette vérité c'est que la sainteté est possible et que chacun de nous peut se sanctifier dans l'état où la Providence l'a placé, car Dieu qui veut la fin ne nous refuse pas les moyens et sa grâce ne nous manquera pas pour atteindre notre but.
Beaucoup de chrétiens cependant se font sur la sainteté de bien fausses idées, ils la regardent comme le partage d'un petit nombre d'êtres privilégiés et ne croient pas qu'il y ait pour eux aucune obligation à y aspirer. Cette erreur vient de ce qu'en lisant la vie des saints, ils s'attachent plus aux dons extraordinaires qu'ils ont reçus de Dieu qu'aux vertus qu'ils ont pratiquées et qui seules les ont sanctifiés. Frappés de leurs extases, de leurs visions, des miracles que quelques-uns ont opérés, ou bien effrayés par la rigueur des austérités qu'ils ont pratiquées, on les entend souvent s'écrier avec découragement : tout cela est bon pour les saints ; mais nous ne pouvons pas faire ce qu'ils ont fait. Sans doute il ne dépend pas de nous d'avoir des visions, des extases, des révélations : nous ne devons pas même aspirer à ces dons surnaturels qui sont plus à craindre qu'à désirer, et qui ne sont aucunement nécessaires à la sainteté. Dieu les accorde à qui il lui plait ; mais il y a une multitude de saints dans le ciel qui non seulement n'en ont jamais été favorisés, mais qui ont passé leur vie entière dans le délaissement, les aridités intérieures, qui n'ont jamais goûté les consolations sensibles du divin amour et qui cependant sont arrivés au plus haut degré de sainteté. Ces faveurs, ces grâces extraordinaires dont Dieu a favorisé quelques-uns de ses amis leur ont été accordées quelquefois comme une récompense des vertus héroïques qu'ils avaient pratiquées et des sacrifices qu'ils avaient faits pour son amour ; mais le plus souvent elles ont été pour eux le sujet de leurs plus terribles épreuves, parce que Dieu dans sa sagesse qui voulait maintenir ses amis dans l'humilité donnait pour contre poids aux faveurs qu'il leur accordait des peines intérieures si terribles qu'il fallait qu'il y joignît en même temps toute la force de sa grâce pour qu'ils aient le courage de les supporter. Aussi loin de désirer ces sortes de grâces les saints les ont toujours redoutées, et s'ils eussent été libres de choisir leur voie, tous sans excepter un seul eussent donné la préférence à la voie commune comme étant à la fois la plus douce et la plus sûre.
Les austérités des saints, leurs macérations, les saintes cruautés qu'ils ont exercées sur eux-mêmes découragent encore un grand nombre de fidèles qui se persuadent faussement qu'on ne peut se sanctifier qu'en se livrant aux mêmes austérités. Il n'en est pas ainsi cependant et il y a dans la vie des saints beaucoup de choses qui sont offertes à notre admiration plutôt que proposées à notre imitation. Dieu ne demande pas de tout le monde ce qu'il a demandé à quelques âmes dont il connaissait le courage et la générosité ; les pénitences qui nous effraient, tant elles semblent au-dessus des forces humaines leur ont été demandées par une inspiration particulière de sa grâce, ils ont suivi cette inspiration parce qu'ils recevaient en même temps des forces pour la suivre, et en la suivant ils ont accompli la volonté divine qui voulait d'eux cette vie pénitente et si contraire aux inclinations de la nature. Mais Dieu n'appelle pas toutes les âmes dans cette voie, et le plus sûr pour celles qui s'y croient appelées est de ne rien faire en dehors de l'obéissance, de se laisser guider pour cela comme pour tout le reste par celui qui leur tient la place de Dieu.
Ce que nous devons admirer dans les saints et surtout ce que nous devons nous efforcer d'imiter, ce sont leurs vertus. Ainsi ne séparons pas le souvenir de leur humilité de celui de leurs dons surnaturels et admirons plus encore la basse opinion et le profond mépris qu'ils avaient d'eux-mêmes malgré les grâces de choix et les faveurs de prédilection dont ils étaient gratifiés, que ces faveurs elles-mêmes ; humilions-nous en les voyant s'anéantir sans cesse dans le fond de leur cœur, se croire sincèrement digne de toutes sortes de mépris et d'humiliations, repousser avec une sainte indignation les louanges qui leur étaient données et rapporter à Dieu seul la gloire des dons qu'ils tenaient de sa libéralité. Ce sont là les sentiments que nous devons nous efforcer de faire pénétrer dans nos âmes, nous qui sommes toujours si pleins d'estime pour nous-mêmes, si portés à nous glorifier du peu de bien que nous faisons, si avides de louanges, si remplis d'horreur pour les mépris et les humiliations.
De même le souvenir des austérités pratiquées par les saints doit nous faire rougir de notre lâcheté et la pensée de leur générosité envers Dieu doit produire en nous une salutaire humiliation. Hélas ! devons-nous nous dire, Dieu ne demande pas de moi ce qu'il a demandé à ces fidèles cœurs, à ces âmes innocentes ; ce qu'il me demande est bien peu de chose et cependant je marchande avec lui, si je puis ainsi m'exprimer ; faible, sans générosité et sans courage, j'hésite, je recule devant le plus léger sacrifice, je flatte mon corps, j'évite avec soin tout ce qui peut lui procurer la plus légère souffrance, j'accorde à mes sens tout ce qui peut les satisfaire. Pécheur, j'agis comme si je n'avais rien à expier, rien à craindre de la justice divine et loin de m'imposer des pénitences qui excédent mes forces, je me dispense sous le plus léger prétexte de celles imposées par l'Église et je crains que quelques jours d'abstinence et de jeûne compromettent une santé que les saints méprisaient et sacrifiaient avec tant de joie au service et à la gloire de Dieu. Ah ! désormais, Seigneur, si je ne puis imiter vos amis dans ce qu'ils ont fait de grand et d'héroïque pour vous, je les imiterai au moins en faisant de bon cœur et avec ferveur les petites choses que vous demandez de moi.
IIe Point. Dieu qui appelle tous ses enfants à la sainteté la leur a rendue non pas seulement possible, mais facile. Il a voulu que chacun de nous puisse se sanctifier dans l'état où la Providence l'a placé, et cette multitude de saints qui le sont devenus dans les différentes positions dont se compose la société nous prouve qu'il n'en est aucune qui soit incompatible avec la sainteté. Pour être saint il ne faut qu'aimer Dieu par dessus toutes choses et son prochain comme soi-même ; or qui ne voit qu'il n'est aucun état, aucune position où l'accomplissement de ce double précepte ne soit possible. C'est de son accomplissement que dérivent toutes les autres vertus qui sanctifient une âme, car celui qui aime Dieu évite tout ce qui peut l'offenser et lui déplaire, il remplit avec fidélité tous ses devoirs envers lui, il ne transgresse aucune de ses lois et il s'efforce de faire tout ce qu'il sait lui être agréable. De même celui qui aime son prochain comme lui-même remplit tous ses devoirs en vers lui, il évite tout ce qui peut lui nuire, soit dans sa réputation, soit dans ses biens, il cherche à lui être utile, à lui faire tout le bien qui est en son pouvoir, il s'afflige de ses peines, se réjouit de son bonheur, le console dans ses afflictions, le secoure dans ses besoins spirituels et temporels.
Dieu seul est saint dans toute l'acception du mot, parce que seul il l'est par essence et que seul il possède toutes les perfections, sans mélange d'aucune imperfection. Les créatures, au contraire, ne sont saintes que par communication et leur sainteté est nécessairement limitée en elles, elle est moins une vertu particulière qu'un exercice constant de toutes les vertus. Cependant la sainteté s'entend plus spécialement de l'exemption de toutes choses et de la parfaite pureté du cœur. « Elle renferme l'idée de l'ordre, » puisque le péché qui lui est opposé n'est que désordre et trouble. Le saint est donc un être sagement ordonné vers sa fin, dirigeant tous ses actes vers cette même fin et repoussant tout ce qui pourrait l'en détourner. Le saint est donc un être séparé des usages profanes et voué par une sorte de consécration à l'accomplissement des lois divines. Le saint enfin est un être qui ne vit, ne respire, n'agit, ne parle que pour Dieu et selon Dieu.  (P. Desjardins).
La sainteté, nous l'avons dit, est possible dans tous les rangs, dans toutes les conditions de la société ; mais disons-le aussi elle offre des difficultés, et on ne se sanctifie pas sans qu'il en coûte. Jésus-Christ lui-même nous a fait comprendre cette vérité en nous disant : « Que le royaume du ciel souffrait violence et que les violents seuls l'emporteraient. » Or il est bien certain qu'on ne se sanctifie pas sans se faire de continuelles violences. Il faut en faire à son caractère pour en corriger les défauts, il faut s'en faire pour surmonter les inclinations de la nature, pour résister aux séductions du monde, à l'attrait du plaisir, à la voix des passions, à la violence des tentations, tout cela est difficile et demande du courage et de continuels sacrifices ; mais hâtons-nous de le dire, avec la grâce de Dieu rien de tout cela n'est impossible et cette grâce il ne nous la refusera pas plus qu'il ne l'a refusée à ses saints, si comme eux nous la demandons humblement.
Jésus-Christ, notre divin Sauveur, nous a donné dans sa personne adorable le modèle de la véritable sainteté ; il a voulu le mettre à la portée de tout le monde en nous donnant non pas seulement l'exemple des plus sublimes, des plus héroïques vertus, mais aussi des plus humbles, des plus petites, de celles dont la pratique est d'un usage plus journalier et qui paraissent plus faciles. Pour cela il a voulu que la plus grande partie de sa vie fût une vie obscure et cachée semblable en tout à la vie commune qui devait être le partage du plus grand nombre de ses disciples. Ce bon maître passe près de trente ans dans cette vie cachée et n'en consacre que trois aux travaux de sa vie publique. Il aurait pu, s'il l'eût voulu, étonner le monde par sa science, par des œuvres d'éclat, par des prodiges de tous genres. Mais toutes ces choses n'étaient pas celles qu'il voulait que ses disciples apprissent de lui. Il voulait avant tout leur enseigner la fuite du monde, l'amour de l'obscurité, et pour le faire d'une manière plus éloquente il se cache dans l'humble et pauvre atelier de Nazareth, il y vit inconnu, oublié du monde entier, pratiquant dans le silence et l'humilité les vertus qui peuvent servir de modèle aux différents âges de la vie. Enfant, jeune homme, il obéit à Joseph et à Marie avec joie, avec promptitude, avec amour. Puis aussitôt que ses forces le lui permettent, il emploie ses mains divines à de grossiers et rudes travaux, il partage les labeurs et les fatigues de son vieux père adoptif ; mais il sanctifie ces œuvres si communes, si petites en apparence et en réalité si grandes devant Dieu par la prière et son union continuelle avec son Père céleste, son cœur sacré brûle d'amour pour lui et pour les hommes qu'il est venu instruire et sauver, et le même zèle qui le portera à donner sa vie pour eux, le porte déjà à leur donner l'exemple des humbles vertus qui pourront les rendre agréables à ses yeux et les conduire au ciel.
Pendant les trois années de sa vie publique, Jésus est le modèle des hommes apostoliques, de tous ceux qu'il associe à son divin ministère ; il leur apprend par son exemple comment ils peuvent se sanctifier dans les travaux de l'apostolat, comment ils doivent se dévouer, se sacrifier, s'immoler avec lui pour le salut des âmes. Il donne également à tous par ses divins enseignements des règles de conduite et les moyens sûrs d'avancer dans la sainteté. Puis par ses souffrances et les tourments de sa passion, il nous apprend encore la patience dans les maux de la vie, la soumission à la volonté divine et l'amour de la croix. Il la plante sur le chemin du ciel comme le phare qui doit éclairer les pas de ses amis et assurer leur marche dans la difficile et rude ascension de la montagne sainte.
Après Jésus, le plus parfait modèle de sainteté que nous ayons, est Marie notre auguste et bien-aimée mère. De toutes les créatures de Dieu elle est sans contredit la plus sainte, la plus parfaite. Dieu qui la destinait à l'honneur insigne d'être la mère de son fils unique, lui accorde des grâces et des privilèges qu'il n'accorda jamais à aucun autre. Et cependant tout est simple, tout est commun en apparence dans la conduite et dans la vie de la Vierge immaculée. Devant offrir un modèle à toutes les femmes chrétiennes dans les différents états où la Providence les appelle, sa vie est comme celle de son divin fils une vie obscure et cachée. Dès sa plus tendre enfance, elle choisit le Seigneur pour son partage et vient abriter son innocence et se cacher aux pieds de ses autels. Dans le temple, Marie ne se distingue de ses jeunes compagnes que par sa modestie, son humilité et son obéissance. Elle se conforme en tout à la règle commune et remplit avec une fidélité et une exactitude admirables tous les devoirs de sa position. Elle prie, elle travaille, elle assiste avec les jeunes vierges élevées avec elle dans le temple aux sacrifices qu'on y offre au Seigneur. Elle ne fait que de petites actions : mais elle les fait avec une perfection qui les rend bien grandes aux yeux du Seigneur et l'amour avec lequel elle les accomplit leur donne une valeur que les actions les plus héroïques des saints ne pourront jamais avoir parce qu'aucun d'eux n'a aimé et n'aimera jamais comme a aimé Marie.
Devenue la mère du Verbe fait chair, Marie changera-t-elle quelque chose dans sa vie ordinaire ? Ne fera-t-elle pas des actions dont l'éclat aura quelque rapport avec la grandeur de sa dignité. Non, non, ne le croyons pas. L'Évangile ne nous raconte rien de semblable de Marie, il nous la montre humble, modeste, résignée, recevant sans se plaindre les refus des habitants de Bethléem, soumise à la volonté divine qui la veut ainsi que son divin fils dans la plus extrême indigence, enfantant dans une étable abandonnée ce fils qui est la splendeur éternelle du Père, la joie et le trésor du ciel, couchant sur une poignée de paille ce Dieu auquel ses aïeux ont élevé un temple si magnifique, ce Messie qu'ils ont appelé par tant de vœux et de soupirs et veillant sur lui dans le silence de l'adoration et de l'amour. Puis l'Évangile nous la montre encore, fuyant avec son virginal époux devant la fureur d'un tyran pour soustraire le divin enfant au fer meurtrier de ses satellites. Persécutée dans ce qu'elle a de plus cher, dans Jésus, elle prend comme une faible femme le chemin de l'exil, emportant son trésor dans ses bras et tremblant pour lui, comme une mère tremble pour son enfant. Plus tard nous la retrouvons dans l'humble chaumière de Nazareth, vivant avec son fils et son chaste époux dans l'obscurité la plus profonde. Là encore tout est simple, tout est commun dans la conduite de Marie. Pauvre, elle vit comme les pauvres et ses occupations sont celles des femmes de sa condition, elles sont basses, viles aux yeux des hommes, mais Marie ne les trouve pas au dessous d'elle, elle ne néglige pas ces obscurs et laborieux devoirs pour se livrer à de longues prières ; l'union de son cœur à celui de Jésus est continuelle, sa prière n'est jamais interrompue, parce que l'amour qui consume son âme, qui sans cesse prend de nouvelles ardeurs, monte incessamment vers Dieu comme une voix puissante et pleine d'harmonie, qui charme et réjouit son cœur. Mais rien de tout cela ne suspend ses occupations et ses mains virginales qui ont bercé un Dieu et qui doivent un jour porter le sceptre du ciel et de la terre ne dédaignent pas de s'abaisser aux plus abjectes fonctions. Marie les emploie tour à tour à maintenir l'ordre et la propreté dans sa pauvre demeure, à préparer les repas de son époux et de son fils, à puiser à la fontaine l'eau qui doit les désaltérer, à filer le lin ou la laine qui doivent lui servir à tisser leurs vêtements et les siens ; mais toutes ces choses si petites, si communes, Marie les fait pour Dieu, elle les fait sous les yeux de Jésus, et en union avec lui et pour lui. Si elle travaille c'est pour lui qu'elle le fait, si elle prend ses modestes repas c'est avec lui qu'elle les prend, si elle prie c'est avec Jésus et à côté de lui qu'elle le fait ; si elle parle c'est avec Jésus qu'elle converse, si elle se livre au sommeil c'est sous le même toit que Jésus, et d'elle comme de lui on peut dire : Elle dort, mais son cœur veille.
Nous le voyons, il n'est rien dans la conduite de Marie qui ne nous semble facile à imiter, rien qui nous paraisse au-dessus de nos forces, et cependant nous chercherions en vain après son divin fils un plus beau modèle de perfection et de sainteté, tant il est vrai que ce ne sont pas les grandes actions qui sanctifient ; mais la fidélité aux petites choses et la perfection avec laquelle on les fait.
IIIe Point. Tous les saints qui règnent maintenant dans le ciel ont pris pour modèle Jésus le chef des prédestinés et Marie sa sainte mère ; tous se sont efforcés de marcher sur leurs traces et de les imiter dans les différentes positions où la Providence les avait placés. Les uns ont été placés au plus haut rang de l'échelle sociale, les autres au degré le plus infime ; mais aucun, nous pouvons l'affirmer, ne s'est sanctifié que par l'accomplissement des devoirs de l'état où Dieu l'avait placé ; elle a offert bien moins de difficultés à ceux dont la condition était obscure qu'à ceux que Dieu avait placés dans un rang élevé. Mais, répétons-le, Dieu a voulu nous prouver par l'exemple de ses amis que partout on pouvait avec l'aide de sa grâce et une volonté ferme, courageuse et persévérante, arriver à la sainteté ; que le ciel était une récompense offerte aux grands et aux petits, aux pauvres et aux riches, et que ceux-là seuls seraient privés de ce magnifique héritage qui n'auraient pas voulu travailler pour l'acquérir.
Il suffit d'ouvrir la Vie des Saints pour se convaincre qu'il y en a eu dans tous les états, dans toutes les conditions ; dans le mariage, dans le célibat, dans la viduité, dans le négoce, dans l'état militaire, dans le cloître et jusque sur le trône. Nous voyons saint Louis, ce roi dont la France s'honore, joindre aux brillantes qualités d'un grand roi et d'un héros les vertus d'un grand saint. Plein de foi et d'une tendre piété, il préfère son titre de chrétien à celui de roi de France, brûlant d'amour pour Dieu, la prière fait ses délices, mais elle ne lui fait négliger aucun des devoirs de son état. Non content de veiller à ce que la religion fleurisse dans son royaume, à ce que les droits et le saint nom de Dieu soient respectés par ses sujets, il veut souvent leur rendre lui-même justice et être juge de leurs différends. Sévère pour lui-même, mortifié comme un anachorète au sein des délices de la cour, il se montre plein d'indulgence et de charité pour les autres. Tandis qu'il châtie son corps et afflige sa chair par de rudes macérations. Plein de tendresse surtout pour les pauvres dans lesquels sa foi lui fait envisager Jésus-Christ lui-même, il en assemble tous les samedis un grand nombre dans son palais, se prosterne à leurs pieds, les lave de ses mains royales et les sert lui-même à la table où il les fait asseoir. Fils soumis et dévoué, époux fidèle, père tendre et vigilant, il donna constamment l'exemple de toutes les vertus de la vie privée. Courageux et intrépide sur le champ de bataille, il se montra toujours aussi magnanime après la victoire, que résigné dans la défaite et les revers. Partout et en tout, il voyait la volonté de Dieu et savait s'y soumettre. Captif des infidèles, il sut jusque dans les fers se concilier par son attachement à la foi et le noble mépris qu'il fit de leurs promesses comme de leurs menaces, leur respect et leur admiration. Et quand le Seigneur qui allait couronner ses vertus voulut éprouver encore sa foi et sa constance par un dernier sacrifice, celui de mourir loin de sa patrie, de cette France qui lui était si chère, il le trouva calme, résigné comme toujours à son adorable volonté. Il se consola de ne pas revoir cette belle patrie qu'il n'avait quittée que pour glorifier Dieu, en arrachant aux infidèles le tombeau de son divin Fils, en pensant à cette autre patrie après laquelle il soupirait depuis si longtemps et dont sa foi lui laissait entrevoir les ineffables délices. Puis se souvenant qu'il était père, non pour laisser amollir son cœur par des regrets et une tendresse toute naturelle, mais pour remplir jusqu'à la fin les devoirs d'un bon père et d'un bon roi, il dicta à Joinville, son plus fidèle ami, ses derniers avis à son fils, avis admirables, qui mis en pratique devaient assurer en même temps et le salut de son fils et le bonheur de ses sujets.
Avant lui Charlemagne, sainte Clotilde, sainte Bathilde avaient déjà prouvé que la sainteté pouvait s'acquérir dans le palais des rois comme dans l'obscurité du cloître, et et que les conseils évangéliques pouvaient être mis en pratique sur le trône comme dans la cellule du moine et de la religieuse. Saint Édouard, saint Edmond, sainte Élisabeth de Hongrie et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, le prouvèrent également plus tard. Parcourons si nous le voulons toutes les conditions de la société, chacune d'elles nous confirmera la même vérité, et partout nous trouverons des modèles de perfection et de sainteté. Et d'abord combien de saints papes n'ont pas illustré l'Église par l'éclat de leurs vertus, par le courage avec lequel pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, ils ont signé de leur sang la foi dont le dépôt sacré leur était confié. Combien de saints évêques aussi, plus admirables encore par leurs vertus, leur zèle, leur dévouement pour les peuples confiés à leur sollicitude que par leur érudition et l'étendue de leurs connaissances. Quels évêques qu'un saint Augustin, un saint Chrysostome, un saint Charles Borromée, un saint François de Sales, et tant d'autres dont la nomenclature serait trop longue. Que de saints prêtres encore n'ont pas donné et ne donnent pas encore au monde l'exemple de toutes les vertus sacerdotales. Zèle, charité, dévouement, abnégation poussée jusqu'à l'oubli le plus entier de soi, jusqu'à se sacrifier à l'exemple de leur divin maître pour le bien spirituel et même temporel de leurs troupeaux. Ne citons que deux de ces noms qui vivront à jamais parmi nous, saint Vincent de Paul, dans lequel semble s'être personnifiée la charité de Jésus-Christ, et de nos jours le vénérable curé d'Ars, dont la vie entière ne fut qu'un long acte de zèle et de dévouement pour le salut des âmes.
Dans l'état religieux quelle innombrable multitude de saints. Il serait impossible d'en calculer le nombre. Saint François d'Assise, saint Dominique, saint Ignace, sainte Thérèse ont peuplé l'Église de la terre d'une multitude de saints, et leurs innombrables enfants se comptent par milliers dans le ciel. L'état du mariage a eu et a encore également ses élus. Saint Éléazar et sainte Delphine ont montré que la virginité même n'était pas incompatible avec l'union conjugale. Madame Acarie, béatifiée depuis sous le nom de la mère Marie-Thérèse de l'Incarnation et sainte Chantal ont montré toutes deux qu'on pouvait se sanctifier dans le mariage et dans la viduité avant de prouver qu'il était plus facile encore de le faire dans le cloître. Si le lis de la virginité s'est épanoui dans toute sa beauté dans la solitude et à l'ombre des autels du Seigneur, Dieu a voulu aussi qu'il croisse au milieu des épines du monde et qu'il l'embaume de ses célestes parfums. Combien de vierges se sont sanctifiées et se sanctifient encore au sein de leurs familles, n'ayant d'autres grilles que l'horreur que le monde leur inspire, d'autre voile que leur modestie, d'autres règles que les préceptes et les conseils de l'Évangile, d'autre gardien de leur pureté que le divin Époux auquel elles ont donné tout l'amour de leur cœur. Dans les premiers siècles de l'Église nous voyons les Agnès, les Cécile, les Agathe, les Eulalie et une infinité d'autres mépriser les plus brillantes alliances pour n'avoir d'autre époux que celui dont la divine beauté avait ravi leur cœur, et nous les voyons pour lui rester fidèles ne pas hésiter à empourprer de leur sang la blancheur éclatante du lis de leur virginité, heureuses de pouvoir le lui offrir uni à la glorieuse palme du martyre. Et plus tard les Catherine de Sienne, les Rose de Lima et tant d'autres que nous ne nommons pas se sont fait gloire de marcher sur les traces de leurs devancières, compensant le martyre du sang refusé à leur héroïque ambition, par le martyre plus long et non moins douloureux de la pénitence et de l'amour.
L'état militaire lui-même a envoyé au ciel son tribut de héros et de saints : bornons-nous à citer saint Sébastien dont l'intrépide courage obtint deux fois la palme du martyre, les quarante martyrs de Sébaste, saint Maurice tombant avec toute sa légion qui se laisse décimer sans se plaindre, ni se défendre sous le fer homicide de leurs compagnons d'armes qui les égorgent pour obéir au tyran dont les promesses et les menaces n'ont pu les faire renoncer à leur foi. Enfin dans les derniers degrés de la hiérarchie sociale, nous trouvons des saints que leurs vertus ont élevé bien haut au-dessus des grands de la terre et qui occupent aujourd'hui des trônes bien élevés dans le ciel. Sainte Geneviève, l'humble bergère de Nanterre, n'a-t-elle pas vu les rois de France, abaisser leurs couronnes devant sa houlette et baiser avec respect la poussière de son tombeau ? Et son émule Germaine Cousin, elle aussi simple et pauvre bergère, ne vient-elle pas d'être placée sur les autels et donnée à la France comme un nouveau modèle et une nouvelle protectrice dans ces jours mauvais où le dépérissement de la foi et le débordement de l'impiété et des mœurs mérite des secours plus abondants. Sainte Zèle a relevé par ses vertus et sa sainteté l'humble condition de la domesticité ; et de nos jours Anna Raïgi, cette sainte femme placée dans une condition si infime et comblée par Dieu de dons que nous ne retrouvons dans la vie d'aucun autre saint, ne s'est-elle pas élevée par son ardent amour pour Dieu, son zèle et sa tendre charité pour le prochain, par le fidèle accomplissement de tous ses devoirs d'épouse et de mère chrétienne à la plus éminente sainteté.
Enfin Dieu pour la consolation de tant d'âmes qui après de longs égarements sentent enfin le besoin de se rapprocher de lui, a voulu par l'exemple des saints nous prouver que le Ciel n'était pas seulement ouvert à l'innocence, mais qu'il l'était également au repentir et à la pénitence. Madeleine, cette jeune femme si vaine de sa beauté, si célèbre par les désordres de sa jeunesse, si avide d'hommages et de plaisirs nous offre après sa conversion le plus parfait modèle de l'amour pénitent. Plus la dette que Jésus lui a remise est grande, plus elle l'aime ; elle ne vit, elle ne respire plus que pour celui dont la miséricordieuse bonté a daigné la souffrir à ses pieds et l'absoudre, elle le suit partout jusqu'au Calvaire, elle pleure aux pieds de sa croix les fautes que Jésus lave dans son sang, et quand la pierre du tombeau s'est refermée sur le divin objet de son amour, elle revient encore l'y chercher pour lui donner de nouveaux témoignages d'un dévouement que la mort elle-même ne peut refroidir. Et puis quand le Sauveur est remonté au ciel, le monde devient pour Madeleine un désert où elle ne peut plus vivre. Elle a besoin de solitude, de silence pour penser à Jésus et elle s'ensevelit dans un autre désert qu'elle embellit des souvenirs de son bien-aimé, toujours présent et vivant dans son cœur. Cachée dans la grotte de la Sainte-Baume, seule avec les anges qui sept fois le jour l'élèvent sur le sommet du Pilon et la consolent par de douces extases de la prolongation de son exil, elle ne pense qu'à Jésus, elle n'aspire qu'au bonheur de le recevoir dans le ciel, et ne cesse pas de pleurer les fautes qu'elle sait bien cependant qu'il lui a pardonnées. Saint Augustin, sainte Thaïs, sainte Marie Égyptienne, sainte Marguerite de Cortonne, nous apprennent également qu'on peut par l'amour, par un repentir sincère racheter de bien grandes fautes, et que les âmes qui ont longtemps erré dans les sentiers du vice, sont souvent celles qui courent ensuite avec le plus d'ardeur dans la voie de la perfection et de la sainteté.
Ce ne sont pas seulement dans les saints canonisés que nous trouvons des protecteurs pour notre faiblesse et des modèles à imiter, interrogeons nos souvenirs et nous en trouverons même dans ceux qui ont vécu avec nous et autour de nous. Rappelons-nous ce père si plein de foi, cette mère si pieuse, si remplie de sollicitude pour nos besoins spirituels et temporels : cette amie que nous avons vu moissonner par la mort dans tout l'éclat de la jeunesse, faisant au Dieu qu'elle aimait par-dessus tout un si généreux sacrifice de ses affections et de sa vie ; rappelons-nous encore ces prêtres si zélés pour le bien de nos âmes, qui ont guidé nos premiers pas vers Dieu et nous ont montré plus encore par leurs exemples que par leurs sages leçons la route qui conduit au ciel. Tous ces êtres que nous avons connus, que nous avons aimés, qui nous ont aimés eux aussi, que nous avons vus pratiquer avec tant de fidélité les vertus que nous devons pratiquer à notre tour et qui sont, obligatoires pour nous , comme elles l'étaient pour eux, ces parents, ces amis que nous avons vus enfin éprouvés, souffrants, comme nous le sommes-nous mêmes, sont maintenant arrivés au terme. Le ciel, nous devons l'espérer, s'est ouvert pour eux, et sans avoir une certitude absolue de leur bonheur, leurs vertus nous en donnent au moins une certitude morale. Ils se reposent, ils nous attendent dans le sein de Dieu, du haut du ciel, ils nous tendent les bras et nous crient : Soyez nos imitateurs comme nous l'avons été de Jésus-Christ.
Efforçons-nous donc de les imiter, et travaillons avec ardeur à l'œuvre de notre sanctification ; rappelons-nous qu'il ne s'agit pas, pour nous sanctifier, d'imiter les actions héroïques de quelques saints, mais de bien faire le peu que Dieu exige de nous : appliquons-nous donc à faire avec toute la perfection dont nous sommes capables, nos actions ordinaires ; remplissons fidèlement les devoirs de notre état. Aimons Dieu de tout notre cœur, agissons en tout pour son amour et pour sa gloire. Aimons aussi notre prochain comme nous-mêmes, Dieu ne demande rien de plus pour nous admettre un jour en la compagnie des saints et nous faire partager leur récompense et leur bonheur.


PRIÈRE
Soyez béni, ô mon Dieu, pour avoir voulu dans votre infinie miséricorde nous rendre si facile et si douce la conquête du ciel. Vous auriez pu, ô mon Dieu, sans que nous eussions eu le droit de nous en plaindre, n'accorder la récompense des élus qu'à d'héroïques sacrifices, à de rudes et pénibles labeurs, à des actions enfin qui auraient pu effrayer notre faiblesse et nous paraître au-dessus de nos forces et de notre courage. Mais vous avez voulu mettre cette magnifique récompense à si bas prix, qu'elle soit à la portée des plus faibles, des plus pauvres d'entre nous et que ceux qui ne l'obtiendront pas ne puissent en accuser que leur lâcheté et leur manque de bonne volonté. A qui donnerez-vous le ciel en effet, ô mon Dieu ? A ceux qui vous auront aimé par dessus toutes choses et qui auront aimé leur prochain comme eux-mêmes. Est-il donc si difficile de vous aimer, ô Dieu souverainement aimable et infiniment bon, et ne suffit-il pas d'avoir un cœur pour le faire ? En nous faisant, Seigneur, un accommodement si doux, et d'une exécution si facile, vous avez eu en vue notre bonheur même dans ce monde, car notre amour est la source des plus pures jouissances ; c'est un bien au-dessus de tous les biens, et celui qui le possède est riche même au sein de l'indigence. Il est heureux, au milieu des plus douloureuses épreuves, si l'accomplissement du précepte de la charité fraternelle est plus difficile, il n'est pas impraticable et il devient également doux et facile pour l'âme pleine de foi qui vous voit dans ce prochain qui n'est pas toujours aimable, qui le supporte pour l'amour de vous, qui vous aime en lui et qui se souvient, ô mon Jésus, que vous avez promis de regarder comme fait à vous-même ce que nous aurons fait pour le moindre des nôtres. Mais quelque facile, ô mon Dieu, que soit l'accomplissement de ce double précepte, je reconnais qu'il serait encore au-dessus de nos forces, si votre grâce ne m'aidait à l'accomplir. Ne me la refusez donc pas, ô mon Dieu, mettez vous-même dans mon cœur l'amour que vous me commandez d'avoir pour vous et pour mon prochain, et faites qu'après vous avoir aimé constamment sur la terre, je puisse encore vous aimer éternellement dans le ciel. Ainsi soit-il.


EXEMPLE.
La vie de l'humble bergère de Pibrac, que l'Église vient d'offrir à notre vénération et nous propose pour modèle en la plaçant sur nos autels et en lui accordant les honneurs dus à la sainteté, confirme ce que nous avons avancé dans le chapitre précédent, c'est-à-dire qu'on peut se sanctifier dans les conditions les plus infimes de la société et qu'on peut le faire par l'accomplissement des plus obscurs devoirs et surtout par l'amour de Dieu et du prochain.


Durant les vingt dernières années du seizième siècle, l'époque la plus tourmentée de notre histoire, dit l'éloquent historien de la sainte, dans le Languedoc en proie aux guerres de religion, sous les murs de Toulouse qui voyait alors les plus tragiques événements de ses annales, vivait une fille des champs pauvre et infirme, une petite bergère dont les habitants de son village connaissaient à peine la figure et le nom. Elle resta sûr la terre environ vingt-deux ans, mourut et parut oubliée. Au bout de quarante ans, un miracle fit revivre sa mémoire au moment où allait disparaître la génération qui l'avait vue, et depuis lors, les années qui emportent tant de souvenirs, n'ont fait qu'affermir et consacrer le sien. Aujourd'hui, après deux siècles et demi, resplendissant d'une gloire immortelle, il pénètre dans des lieux où ne sera jamais celui de tant d'hommes illustres dont les actions remplissaient le monde.
Sainte Germaine Cousin, dont le nom devait retentir si fortement au milieu d'un siècle impie et des fureurs d'une révolution à peine éteinte, naquit vers l'an 1579 au village de Pibrac, dans le diocèse de Toulouse : son père était un pauvre laboureur nommé Laurent Cousin, sa mère s'appelait Marie Laroche. Dieu, qui avait des desseins de miséricorde sur cette enfant, la marqua dès son berceau de sa croix, sceau divin qu'il appose au front de tous ses élus ; il permit qu'elle fût percluse de la main droite et atteinte de scrofules, puis il lui enleva sa mère, cette providence terrestre dont les soins et l'amour eussent adouci ses souffrances. Son père se remaria à une femme qui prit en haine la pauvre petite orpheline. Quand elle fut mère à son tour, elle ne voulut point souffrir Germaine en la compagnie de ses enfants ; ella la relégua dans un taudis obscur, et aussitôt qu'elle put garder les moutons, elle l'envoya aux champs d'où elle ne revenait que le soir, pour s'enfermer dans ce trou de cinq pieds de long, comme dans un tombeau. La bienheureuse enfant grandit ainsi dans la solitude et dans l'abandon, souffrant à la fois des infirmités de son corps, des injustices de sa marâtre, de la faiblesse de son père et des mépris du monde. Mais Notre Seigneur, qui est le père, le protecteur des orphelins, l'amant des âmes humbles, souffrantes et délaissées, vint au secours de la pauvre orpheline. Il lui servit de père, de mère, lui tint lieu de tout ce qui lui manquait , et pendant qu'elle gardait ses troupeaux au bord des forêts, il descendait dans son âme pour l'éclairer, la fortifier et la consoler. A l'école de ce bon maître, la bienheureuse enfant apprit la plus sublime et en même temps la plus utile des sciences, celle de la sainteté.
Voici quelle était sa vie. Le matin, quand sonnait la messe, elle plantait sa houlette au milieu de son troupeau, et l'abandonnant à la garde du divin Pasteur, elle courait assister au saint sacrifice. Dans la journée, elle réunissait autour d'elle les petits pâtres ses compagnons, pour leur apprendre à connaître ce Dieu qui était la seule passion de son âme, à l'aimer comme elle l'aimait, à le servir de leur mieux ; elle partageait aux pauvres le pain qu'on lui donnait, pour faire l'aumône de sa pauvreté. Elle filait sa quenouille auprès de ses brebis ; la prière occupait le reste de ses heures ; c'était le livre où elle apprenait à la fois et à bien remplir les devoirs de son humble condition, et les secrets de Dieu. C'était la compagnie qui embellissait sa solitude, le char qui plus d'une fois sans doute la transporta au séjour des élus.
Le soir elle rentrait au village avec son troupeau ; les mauvais traitements et les injures de sa marâtre l'y attendaient. C'était l'heure de l'épreuve et des combats ; mais elle triomphait de Satan par la patience et ajoutait de nouvelles perles à sa couronne. La nuit venue, elle s'enfermait dans le misérable réduit qui lui servait de chambre, et n'avait pour reposer ses membres fatigués et endoloris que quelques sarments plus durs que la terre nue. Le dimanche et aux jours je fête, elle s'approchait de la sainte table, et puisait dans l'union avec Jésus-Christ de nouvelles forces et de nouvelles ardeurs au feu divin de l'amour qui consumait son cœur. C'est par cette vie simple, si vulgaire, qu'elle se sanctifia et devint si chère à Notre-Seigneur, qu'il la fit entrer en partage de sa puissance sur toute la nature. Quand les eaux d'un torrent voisin de Pibrac, grossies par les orages, l'empêchaient d'arriver à l'église, pleine de foi, la jeune vierge s'armait du signe de la croix et le traversait en marchant sur les eaux ; les moutons obéissaient à sa voix, et en son absence ils restaient paisibles autour de sa houlette, et les loups respectaient son troupeau comme s'il eût été sacré. Les habitants de Pibrac, témoins de ces prodiges, commencèrent à deviner la sainteté de cette jeune fille infirme qu'ils appelaient en riant la bigote ; un miracle la leur révéla tout entière.
Un jour, c'était pendant la plus grande rigueur de l'hiver, et Germaine, toujours attendrie sur les souffrances des pauvres, avait sans doute manifesté plus qu'à l'ordinaire sa tendre compassion. La marâtre apprend, ou croit s'apercevoir que la bergère, qui venait de partir à la suite de son troupeau, emportait dans son tablier quelques petits morceaux de pain. Aussitôt elle se saisit d'un bâton et court furieuse après la jeune fille, gesticulant et lui criant des injures avant même de l'avoir pu atteindre. Deux habitants de Pibrac cheminaient en ce moment vers la métairie de Laurent Cousin ; voyant cette femme hors d'elle-même, ils devinèrent son projet, et la suivirent en doublant le pas, dans le charitable dessein de protéger Germaine contre les mauvais traitements dont elle était menacée. Ayant rejoint la marâtre, ils apprirent d'elle le sujet de son emportement et ils arrivèrent avec elle auprès de la bergère. On ouvre le tablier de Germaine ; mais au lieu de pain qu'on croyait y trouver, il n'en tomba que de belles et fraîches fleurs nouées en bouquet. Le sol de Pibrac n'en avait jamais produit de pareilles : et d'où pouvaient-elles venir dans cette rigoureuse saison, sinon du ciel, par la main invisible d'un ange de Dieu.
Saisis d'admiration, les témoins du miracle publièrent dans Pibrac ce qu'ils venaient de voir, et ses habitants apprirent à apprécier cette pauvre infirme que Dieu aimait. Ils changèrent en éloges le nom injurieux qu'ils lui donnaient et ne la nommèrent plus que la sainte. Son père lui-même conçut des sentiments plus tendres pour cette enfant qu'il avait trop méconnue et si longtemps abandonnée aux brutalités d'une mégère ; il se repentit de sa coupable faiblesse et voulut lui donner place dans sa maison avec ses autres enfants ; mais Germaine, qui avait goûté des douceurs de la croix et qui était avide de privations et de souffrances, le supplia de la laisser dans le réduit obscur où l'avait consignée sa marâtre.
Peu de temps après que Notre-Seigneur eut révélé aux habitants de Pibrac par le prodige que nous venons de rapporter, la sainteté de sa servante, il la convia aux noces éternelles. Au commencement de l'été de l'année 1601, un matin, Laurent étonné de de point voir paraître sa fille, ordinairement si active, entra dans son réduit, il l'y trouva sans mouvement et sans vie ; son âme s'était envolée vers Dieu ; un doux sourire était resté sur ses lèvres. Ah ! elle avait bien pu sourire à la mort et la voir s'approcher sans effroi, celle pour laquelle la vie n'avait eu que des douleurs. La mort n'avait été pour elle qu'une libératrice et une amie qui lui avait ouvert les portes du ciel.
Cette nuit-là même, deux religieux qui allaient à Pibrac ayant été surpris par l'obscurité dans la forêt voisine, avaient aperçu une troupe brillante de vierges célestes qui se dirigeaient vers Pibrac. Bientôt ces religieux les virent revenir, conduisant au milieu d'elles une autre vierge couronnée de fleurs nouvelles. Le matin, quand ils entrèrent dans le village, ils apprirent la mort de la bienheureuse bergère. Le peuple se rendit en foule aux funérailles de celle qu'on regardait déjà comme une sainte, et elle fut inhumée dans l'église, en face de la chaire, mais sans aucune inscription qui rappelât sa mémoire.
Quarante années s'écoulèrent pendant lesquelles Dieu semblait oublier sa servante. Le souvenir de ses vertus n'était pas entièrement perdu, mais il s'affaiblissait avec le temps, lorsque un jour le fossoyeur, en creusant en face de la chaire pour une inhumation nouvelle, trouva presque à fleur de terre le corps d'une jeune fille entièrement conservé. Il était si près de terre, que la pioche était entrée dans la chair vive. Les linges et le suaire étaient conservés également ainsi qu'une guirlande d'œillets et d'épis de seigle que tenait une de ses mains ; Les fleurs étaient un peu fanées, mais les épis paraissaient comme au temps de la moisson, et le grain en était excellent. A l'une des mains qui était difforme et aux cicatrices du cou, les anciens du pays reconnurent le corps de la bienheureuse Germaine. Dieu se plut dès lors à manifester sa sainteté par de nombreux miracles. Elle fut béatifiée et vient d'être canonisée par notre bien-aimé Pie IX. Le saint pontife en éprouva une vive joie, et dans la cérémonie de sa béatification, qui eut lieu le 7 mai de l'an 1864, il prononça ces mémorables paroles : a Ce qui augmente la satisfaction que j'éprouve du triomphe de cette humble bergère, c'est de penser que Dieu n'exalte, point ainsi, sans des desseins de miséricorde, une faible et pauvre enfant. Il veut donner à notre siècle les enseignements dont il a le plus besoin. En effet, dans un temps où tout le monde court après la fortune, le plaisir et l'élévation, rien n'est plus nécessaire que de proposer à notre culte et à notre imitation une vie sanctifiée dans la pauvreté , dans la souffrance et dans l'abjection ; à un siècle égaré par de vains systèmes de philosophie et de science, il fallait opposer la vraie sagesse et la vraie science que Germaine Cousin avait apprise au pied de la croix et dont les leçons l'avaient conduite à la plus sublime perfection et au triomphe le plus éclatant. »
PRATIQUE.
Remplir tous nos devoirs par amour pour Dieu et nous efforcer de faire nos plus petites actions avec toute la perfection possible.

TROISIÈME JOUR
LES MARTYRS, TOUS LES SAINTS NE SONT ARRIVÉS AU CIEL QUE PAR LA VOIE DE LA CROIX.
Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il se charge de la croix et qu'il me suive.
Ier Point. Jésus-Christ ne nous a pas seulement rouvert le ciel que le péché nous avait fermé, il nous a tracé encore la voie qui devait nous y conduire, et cette voie il nous l'a tracée avec son propre sang. Marie, sa sainte mère, l'y a suivi en l'arrosant elle aussi de ses larmes, ce sang du cœur. Tous deux nous disent par leur exemple que ce n'est que par la douleur, les humiliations et les larmes qu'on peut arriver au bonheur éternel ; et après l'avoir dit par son exemple, Jésus, après sa résurrection, confirme cette vérité par ses paroles, en disant aux disciples d'Emmaüs, qu'il fallait que le Christ souffrît et qu'il mourût avant d'entrer dans sa gloire. Il faut donc nécessairement passer par le Calvaire pour arriver au ciel, c'est la seule route qui puisse y conduire. Aussi voyons-nous tous les saints avides de souffrances, soupirer après elles avec plus d'ardeur que les ambitieux ne soupirent après les richesses, les voluptueux après le plaisir, et se presser en foule sur les pas de l'homme de douleur, jaloux de rendre à leur adorable Sauveur sacrifice pour sacrifice, sang pour sang, vie pour vie. La grande âme de tous ces généreux amis de la croix était dévorée de la soif du martyre, cette palme glorieuse était l'objet de leur sainte ambition, et si tous n'ont pu cueillir celle qui s'achète avec du sang, on peut dire que tous les saints ont été martyrs, sinon de corps, au moins de cœur, martyrs de la pénitence, martyrs de la charité fraternelle, martyrs de l'amour, et de tous les martyres, celui-là ne fut pas le moins douloureux et le moins cruel.
Mais le martyre du sang n'a pas manqué au noble courage des amis de Jésus. La multitude de ceux qui ont confessé son nom au milieu des plus affreux tourments est innombrable, et des légions de héros chrétiens sont tombés sous le fer des tyrans et des bourreaux, heureux et saintement fiers de sceller leur foi de leur sang et de mourir pour le Dieu qui était mort pour eux.
Pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, l'Église fut constamment baignée du sang de ses enfants qui tombaient autour d'elle sous le glaive des persécuteurs, comme des épis mûrs tombent au temps de la moisson sous la faux des moissonneurs. Baignée de ses larmes, l'Épouse immaculée du Christ ne voyait pas tomber sans peine sous le fer des tyrans ces enfants bien-aimés qu'elle enfantait dans la douleur ; mais elle se consolait en envoyant à son divin Époux les prémices de sa glorieuse fécondité et en élevant vers le ciel un regard plein d'espoir, sûre que du sang de cette nuée de témoins qu'elle lui envoyait chaque jour, lui naîtraient de nouveaux enfants dignes de leurs frères et héritiers de leur courage comme de leur foi.
Ce furent d'abord les apôtres qui entrèrent les premiers dans l'arène sanglante du martyre et qui eurent la gloire de confesser le nom de leur divin maître au milieu des tourments, et de sceller de leur sang la foi qu'il les avait chargés d'annoncer au monde. Saint Jacques, cousin du Sauveur, meurt à Jérusalem comme son maître et son divin parent, victime comme lui de la haine de ses concitoyens. Saint Pierre, le chef des apôtres, après avoir établi son siège et celui de ses successeurs à Rome, et y avoir jeté les semences impérissables de la foi, y perd la vie et meurt comme son maître bien-aimé, attaché à une croix. La même ville et le même jour voient également finir la vie de l'apôtre des nations ; sa tête tombe sous le glaive des persécuteurs, et Pierre et Paul, saintement unis dans les travaux et les fatigues de l'apostolat, le sont encore dans la gloire du martyre, et ces deux astres, dont la lumière avait éclairé le monde, s'élèvent glorieusement ensemble vers les demeures éternelles et vont briller au sein de la Jérusalem céleste. Digne émule de l'apôtre saint Pierre, son frère, saint André meurt comme lui sur la croix, et à la vue de l'instrument de son supplice, il ne peut retenir les transports de sa joie ; il salue la croix avec amour et s'écrie brûlant d'une sainte ardeur : 0 bonne croix, si longtemps attendue, si ardemment désirée, reçois-moi aujourd'hui entre tes bras et conduis-moi à mon divin maître. Ah ! pour le grand cœur de l'apôtre, la croix n'est pas un objet d'horreur, il ne frémit pas à sa vue ; depuis longtemps il nous le dit lui-même ; il soupirait après elle, elle était l'objet de sa sainte ambition, et quand elle est accordée à ses vœux, il ne voit en elle que le char de triomphe qui va l'élever au ciel et le réunir au divin objet de son amour.
Tous les autres apôtres, à l'exception du disciple bien-aimé, suivent leurs frères dans la voie sanglante du martyre. Un instant le disciple qui avait reposé sur le cœur sacré de Jésus, se voit lui aussi, sur le point de cueillir cette palme glorieuse : comme ses frères, il confesse sa foi et son amour au milieu des tourments, et si le martyre du sang est refusé aux brûlants désirs du fils adoptif de Marie, c'est que, comme la Vierge mère, il doit endurer le long et laborieux martyre de l'amour.
Ce ne furent pas seulement les apôtres qui rendirent témoignage à Jésus par leur sang. Tous les rangs, tous les sexes, tous les âges se disputèrent la gloire de lui fournir des témoins. Grands et petits, riches et pauvres, maîtres et esclaves, jeunes gens et vieillards, tous rivalisaient de générosité et de courage et se montraient jaloux d'entrer dans la sanglante arène pour y cueillir la palme du martyre. Rien ne pouvait ébranler la foi de ces héros chrétiens, ni ralentir leur sublime ardeur. La mort qui se présentait à eux sous son aspect le plus terrible, était l'objet de leur ambition ; ils l'appelaient de tous leurs vœux, l'accueillaient avec transports, et plus les tourments qui la précédaient étaient affreux, plus ils se réjouissaient, plus ils bénissaient Dieu qui daignait leur accorder une faveur dont ils se reconnaissaient indignes.
La plupart des martyrs de l'Église primitive avaient été nourris et élevés dans la vie molle et sensuelle du paganisme ; beaucoup d'entre eux appartenaient aux classes les plus élevées de la société païenne, habitués à tous les raffinements d'un luxe que ne rappelle que trop celui de notre société ; ils n'avaient d'abord vécu que pour le plaisir et les jouissances matérielles. Ils n'avaient connu la pauvreté que pour la mépriser ; la souffrance que pour la fuir ; La chasteté que pour l'imposer forcément à leurs vestales ; mais à peine touchés par la grâce, éclairés par les divines lumières de la foi, et régénérés par l'eau sainte du baptême, ces hommes adonnés à un sensualisme si grossier, ces femmes si vaines, si sensuelles, si molles, embrassèrent avec courage toutes les austérités de la vie chrétienne, et les nouveaux disciples du Dieu de la croix, renonçant à tout pour son amour, se montrèrent avides de partager son dévouement, ses humiliations et ses souffrances.
On vit alors des vieillards chargés d'années revendiquer eux aussi l'honneur de souffrir et de mourir pour Jésus-Christ, et retrouver l'ardeur et les forces de leur jeunesse pour confesser son nom au milieu des plus affreux tourments. Du sein de presque toutes les familles patriciennes de Rome sortirent des anges d'innocence et de pureté, et on vit de jeunes vierges, faibles et délicates, regarder avec mépris les liens que leur offrait le monde, se rire des promesses les plus séduisantes comme des menaces les plus capables de les effrayer, aspirer elles aussi à la gloire du martyre, et brûlant d'amour pour l'Époux divin auquel elles avaient donné leur cœur, lui sacrifier sans regret leur jeunesse , leur beauté et tous ces vains souvenirs d'un bonheur terrestre que la sainte folie de la croix leur faisait dédaigner, pour aller à lui par le martyre et par la mort. Les actes glorieux des Agnès, des Cécile, des Catherine, des Anastasie, des Agathe, et d'une foule de vierges chrétiennes dont l'énumération serait trop longue, confirme ce que j'avance. Enfin Jésus trouva des témoins jusque dans ces petits enfants dont il aimait à se voir entouré aux jours de sa vie mortelle et qu'il comblait de ses divines caresses. On en vit un grand nombre, malgré la faiblesse de leur âge, affronter la fureur des tyrans, supporter des supplices dont le nom seul eût dû les faire pâlir, avec un courage viril, livrer avec joie leurs petits corps aux bourreaux qu'on vit parfois s'attendrir en les déchirant, et mourir en murmurant avec le nom sacré de Jésus, ces mots : Je suis chrétien ! glorieux titre d'une divine noblesse qui assurait leurs droits à l'héritage éternel.
Pendant qu'on martyrisait sainte Julitte, le préfet qui présidait au supplice de la sainte se fit apporter son fils, jeune enfant de trois ans à peine, et le prenant sur ses genoux, il tâchait d'apaiser ses cris par ses caresses ; mais le petit saint Cyr, en entendant sa mère, que les bourreaux déchiraient sur le chevalet, ne répondre à toutes les questions qu'on lui adressait que par ces mots : Je suis chrétienne ! se débattait entre les bras du tyran, repoussait ses caresses et répétait lui aussi de toute la force de sa petite voix : Je suis chrétienne suis chrétien! Furieux et écumant de rage le préfet saisit l'enfant par un pied et le lançant de toutes ses forces contre terre, lui brisa la tête sur les marches de son tribunal qui furent rougies de ce sang innocent. Sainte Julitte bénit Dieu qui avait permis que l'enfant qu'elle abandonnait pour son amour allât l'attendre auprès de lui, et mourut avec plus de joie encore puisqu'elle était sûre de retrouver au ciel la plus chère partie d'elle-même.
IIe Point. La grâce de Jésus-Christ était dans les martyrs, et ce divin Sauveur les remplissait d'une force divine, d'un courage surhumain, parce qu'il voulait se glorifier en eux et montrer sa toute puissance en faisant triompher ses généreux témoins de toutes les puissances de la terre et de l'enfer, en les soutenant miraculeusement au milieu des tourments, dont un seul eût suffi pour leur ôter la vie. Mais si notre adorable Sauveur adoucissait par sa grâce les souffrances des martyrs, s'il les rendait parfois insensibles aux supplices par l'abondance des célestes consolations qu'il se plaisait à répandre dans leur âme, s'il les embrasait d'un amour dont l'ardeur absorbait eu eux le sentiment de la douleur, enfin s'il les consolait dans leurs prisons par de ravissantes visions et de célestes visites, s'il guérissait leurs plaies, ne croyons pas cependant que le martyre n'aie rien coûté à nos frères dans la foi, et qu'il n'aie pas été pour eux ce qu'il serait pour nous si nous avions à le subir. Jésus-Christ les aidait, les soutenait, c'est vrai, qu'auraient-ils pu sans lui ? Il fortifiait leur volonté par sa grâce ; mais il n'ôtait à cette volonté ni ses craintes, ni ses répugnances, ni ses combats, puisque c'était en toutes ces choses que devaient consister leurs mérites et leurs victoires.
Oui, les saints n'avaient pas plus que nous un goût naturel pour les. souffrances et pour la mort ; ils les appréhendaient comme nous les appréhendons nous-mêmes ; mais ils savaient imposer silence aux répugnances et aux révoltes de la nature pour rester fidèles à Dieu, et ils aimaient surnaturellement toutes ces choses si dures et si pénibles, mais qui étaient pour eux le moyen de lui prouver leur amour : « S'il n'y avait rien de pénible et de douloureux à mourir, dit saint Cyprien, le martyre serait peu héroïque ; ce qui en fait le mérite, c'est de triompher de la douleur. Avoir peur de la mort c'est l'instinct de la nature ; mais vaincre la douleur et la mort par la grandeur de son courage, c'est le prodige de la grâce. Paul peut tout, mais soutenu de la grâce de celui qu'il aime. 
Les premiers chrétiens étaient bien pénétrés de celte vérité. ils se déliaient d'eux-mêmes, redoutaient leur faiblesse et se préparaient au martyre par de ferventes prières, ne cessant d'implorer le secours et les forces dont ils sentaient qu'ils avaient besoin pour combattre et pour vaincre. Ceux qui présumaient de leurs forces et qui ne se défiaient pas assez d'eux-mêmes, étaient souvent vaincus et privés de la palme glorieuse qu'ils avaient espéré cueillir par leur propre courage. Écoutons encore saint Cyprien nous raconter leur déplorable défection : « J'ai connu des hommes, dit-il (et puis-je me les rappeler sans verser des larmes), dont on admirait le courage, lesquels au moment d'obtenir la couronne ont reculé et renié Jésus-Christ après l'avoir longtemps confessé. Ils comptaient sur leurs forces, et en présence des chevalets, des ongles de fer, des lames ardentes, des glaives et des bûchers, de cet épouvantable appareil qui effraie jusqu'à l'imagination, pleins de l'idée qu'ils étaient assez forts pour se mesurer tout seuls avec ces épouvantables tortures étalées sous leurs yeux, ils ont perdu l'honneur du combat.
Calculer dans sa pensée jusqu'à quel point on est capable de souffrir, c'est s'exposer à perdre le martyre. Pour demeurer ferme jusqu'au bout, il faut s'abandonner exclusivement à la volonté de Dieu, n'attendre de secours que de lui seul ; pour cela il n'y a qu'un seul moyen, savoir : Une foi vive et fervente, qui ne chancelle point, qui n'interroge point, qui ne s'embarrasse point jusqu'où peut aller la férocité du tyran et la faiblesse de l'homme, mais qui ne considère que la toute-puissance du Dieu qui combat et triomphe dans ses membres. Voilà tout le secret de la force des martyrs. 
En effet, tous les vrais chrétiens qui eurent le bonheur de confesser le nom de Jésus-Christ et de rester jusqu'à la mort fermes dans leur foi, ne comptaient que sur lui pour combattre et pour vaincre. Ils savaient que cet adorable Sauveur ne les délaisserait pas au moment de l'épreuve, et que lui-même souffrirait et combattrait en eux. L'exemple de sainte Félicité nous prouve cette vérité. Cette jeune femme qui était enceinte lorsqu'elle fut arrêtée et emprisonnée pour la foi, ayant été prise des douleurs de l'enfantement, ne pouvait retenir les cris que la souffrance lui arrachait. Un de ses gardiens lui dit alors : Si vous criez et vous plaignez maintenant, que ferez-vous donc lorsque vous serez déchirée par les ongles de fer ou exposée aux bêtes de l'amphithéâtre ? Maintenant, lui répondit la sainte, c'est moi qui souffre, mais alors un autre souffrira en moi et me donnera le courage d'endurer sans me plaindre les tourments qui me sont réservés.
Mais ce n'était pas seulement contre la crainte que les supplices et la mort devaient naturellement leur imposer que les martyrs avaient à lutter, c'était encore contre leur propre cœur, et les assauts les plus terribles, les plus dangereux pour eux n'étaient pas ceux que leur livrait la cruauté de leurs tyrans et de leurs bourreaux, mais ceux qu'ils avaient à soutenir contre la tendresse naturelle qu'ils avaient pour leurs parents et leurs amis, tendresse qu'excitait encore la vue de leur douleur et de leurs larmes. Les cœurs de ces héros de la foi n'étaient ni durs, ni insensibles, les liens du sang et de la nature étaient pour eux aussi forts et aussi doux qu'ils le sont pour nous, et pas plus que nous ils ne les voyaient se briser sans douleur. Quelle force surhumaine, quelle générosité, quel courage ne leur fallait-il donc pas pour résister aux prières, aux supplications, aux larmes de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères qui les conjuraient d'avoir pitié, les uns de leur jeunesse, les autres de leurs cheveux blancs, et de ne pas les réduire au désespoir en persistant dans ce qu'ils appelaient leur opiniâtreté ? La mère cherchait à ébranler le courage de son enfant en lui rappelant les peines qu'elle avait endurées pour lui, les soins, la tendre sollicitude dont elle avait entouré son enfance et sa jeunesse ; le père faisait valoir auprès de son fils l'honneur de sa maison, la pauvreté où sa mort, qui entraînerait la confiscation de ses biens, allait le réduire ; l'épouse rappelait à son époux la foi qu'il lui avait jurée, et pour l'attendrir elle présentait à ses baisers ses petits enfants, gages de leur amour, que sa mort allait rendre orphelins et priver de leur appui naturel. Ah ! n'en doutons pas, de terribles combats se livraient alors entre la nature et la grâce dans l'âme des martyrs, la douleur, les larmes de ces êtres chéris brisaient, torturaient leurs cœurs d'une manière bien plus terrible que celle dont les supplices allaient briser et torturer leurs corps, et je n'hésite pas à dire qu'il fallut plus de courage à sainte Perpétue pour résister aux sollicitations de son vieux père qui, prosterné à ses pieds, embrassait ses genoux et la conjurait avec larmes d'avoir pitié de ses cheveux blancs et du petit enfant qu'elle nourrissait et qu'elle allait laisser sans mère. Il lui fallut, dis-je, plus de force, plus de courage pour résister et paraître insensible à de telles prières, qu'il ne lui en fallut pour supporter les tourments qui terminèrent son glorieux combat. Cette force, ce courage, les martyrs les puisaient dans leur amour pour Dieu, ils savaient que celui qui aime son père ou sa mère plus que lui n'est pas digne de lui, que Jésus-Christ avait dit lui-même qu'il était venu séparer le père de son fils, l'époux de son épouse, la belle-mère de sa belle-fille, et comprenant qu'en parlant ainsi le Sauveur avait averti ses disciples qu'ils- devaient le préférer à tout, l'aimer par-dessus tout, et sacrifier s'il le fallait leurs affections les plus chères à la fidélité qu'ils lui devaient et à la conservation de leur foi ; ils n'hésitaient pas à le faire et imposant silence à leur cœur, brisant généreusement tous les liens qui les unissaient à la créature, ils s'élevaient au-dessus de tous les sentiments de la nature, heureux de s'attacher à leur Dieu par des liens d'autant plus forts que ceux qu'ils brisaient pour son amour étaient plus doux, et de lui offrir le martyre de leur cœur avec celui de leurs corps.
Ce courage, cette sainte intrépidité que nous admirons dans nos pères dans la foi, nous pouvons les admirer encore dans notre siècle où, grâces à Dieu, de grandes vertus se trouvent encore à côté de grandes misères, où de généreux dévouements se font jour à travers l'égoïsme du plus grand nombre, où la foi vive et l'ardent amour de quelques âmes d'élite maintiennent l'équilibre dans la balance de la justice divine et retiennent les châtiments qu'attireraient sur la terre l'incrédulité, l'indifférence et les crimes de tous genres dont les pécheurs ne cessent de la souiller. La grâce de Jésus-Christ n'a rien perdu de sa force, l'Église aux jours de sa vieillesse conserve la glorieuse fécondité de sa jeunesse, la race des héros chrétiens se conserve dans son sein, et les derniers fils de l'Épouse immaculée du Christ savent encore aujourd'hui rendre par leur sang généreusement versé témoignage à son divin Époux.
Ouvrons les annales de la Propagation de la Foi et nous verrons si le courage des nouveaux confesseurs de Jésus-Christ est moindre que celui qui les ont devancés dans l'arène sanglante du martyre. Qui de nous a pu lire sans émotion et sans sentir ses yeux se mouiller de douces larmes le récit des combats, des souffrances et de la mort glorieuse des nouveaux apôtres de la foi. Que d'héroïsme, que de courage, que d'amour et de zèle dans le cœur de ces jeunes missionnaires qui, après avoir fait à Dieu le sacrifice de toutes les joies humaines, de toutes les espérances terrestres , après avoir abandonné pour lui un père, une mère, des frères, des sœurs qu'ils aimaient aussi tendrement qu'ils en étaient aimés, s'exilent encore volontairement pour son amour, et brisant un dernier lien, celui qui rive le cœur de l'homme au sol de la patrie, vont chercher sur des plages lointaines, où ils voient des âmes à gagner à Jésus-Christ, des privations, des souffrances, des persécutions et la mort. La Chine, la Cochinchine, le Tonkin, le Japon, boivent depuis des siècles le sang de nos apôtres, sans que le récit de leurs tortures, de la mort cruelle que leur ont fait subir les nouveaux tyrans, ait été capable de ralentir le zèle de ceux qui voulaient s'élancer sur leurs traces à la conquête des âmes ; loin de là, ce récit n'a fait qu'exciter leur ardeur, que les animer d'une noble émulation. Loin de craindre les combats et la mort, ils les ambitionnent et ne demandent à Jésus pour récompense de leurs sacrifices et de leurs travaux que le bonheur et la gloire de verser leur sang pour lui. Oh ! que leur exemple nous couvre d'une salutaire confusion, nous qui sommes si lâches au service de Dieu, si peu généreux avec lui, si timides quand il s'agit de nous montrer chrétiens et de défendre notre foi quand l'impie l'attaque devant nous, nous enfin qui reculons devant le plus léger sacrifice, qui craignons la plus petite souffrance et qui ne voulons enfin rien faire, rien endurer pour l'amour de celui qui nous a donné et son sang et sa vie. Que le courage et la générosité de nos frères dans la foi nous anime d'une sainte émulation, et puisqu'ils n'ont pas cru acheter le ciel trop cher en faisant tout ce qu'ils ont fait pour le gagner, rougissons d'oser y aspirer sans rien faire pour le mériter. Comme eux, il est vrai, nous ne pouvons pas rendre témoignage à Jésus-Christ par l'effusion de notre sang, mais nous pouvons et nous devons le lui rendre par nos œuvres, par la sainteté de notre vie et par une généreuse fidélité à accomplir tous les sacrifices que la Providence nous impose.
IIIe Point. Tous les saints n'ont pas été appelés à l'honneur de verser leur sang pour la défense de leur foi, mais on peut dire que tous ont été martyrs de la pénitence, martyrs de l'amour, martyrs par les privations, les persécutions, les souffrances de tous genres qu'ils ont endurées pour l'amour de Jésus-Christ. Tous ces longs et obscurs martyrs, moins glorieux, moins éclatants que celui du sang, n'ont été ni moins pénibles, ni moins méritoires devant Dieu ; quel courage, quel héroïsme n'a-t-il pas fallu à ces illustres pénitents, à ces vierges pures et innocentes qui ont fait de leurs corps des hosties vivantes sans cesse immolées à Dieu par les austérités de la pénitence, n'est-ce pas un martyre aussi et un martyre de tous les jours, de tous les instants que de persévérer pendant de longues années dans la pratique de macérations dont le seul récit effraie notre délicatesse. N'est-elle pas un martyre encore la vie de ces héroïques filles de sainte Thérèse, de sainte Claire, de saint François de Sales, et de tant d'autres ordres religieux qui, à l'ombre des autels du Seigneur et dans la solitude du cloître, passent leur jeunesse et leur vie entière dans la prière, le jeûne, le silence, les veilles, la pénitence la plus austère, la pauvreté, l'obéissance la plus absolue, s'offrant à Dieu en union avec leur divin époux comme des victimes volontaires pour le salut de leurs frères. Ah ! n'en doutons pas, les prières et les larmes de ces anges de la terre, de ces martyrs de la pénitence, retiennent sur nos têtes les foudres de la justice divine et arrêtent le bras d'un Dieu vengeur prêt à frapper et à punir le monde.
Le martyre de l'amour est plus douloureux encore que celui de la pénitence, et pour en peindre les rigueurs il faudrait la plume d'une Thérèse, qui se mourait de regret de ne pouvoir mourir, et qui, plus avide de souffrances que nous ne sommes de plaisirs, laissait échapper ce cri sublime : Ou souffrir ou mourir ! d'une Madeleine de Pazzi qui, pressée par les ardeurs du feu divin qui la consumait, faisait entendre ce cri plus héroïque encore : Toujours souffrir et ne jamais mourir ! Il faudrait enfin aimer comme aimait la bienheureuse Marguerite-Marie , qui dans le saint délire de son brûlant amour aurait consenti à se voir condamnée au feu éternel de l'enfer pourvu qu'elle ait pu y aimer et y bénir éternellement celui que tant de malheureuses âmes y haïront et maudiront toujours. Pour comprendre les tourments et le martyre que l'amour divin a fait éprouver à ces grandes âmes, pour pouvoir les exprimer, je le répète, il faudrait aimer comme elles aimaient, et notre cœur si froid, si indifférent pour Dieu, non seulement ne comprend pas, mais croit à peine à ces mystérieuses douleurs de l'amour.
Être séparés de ce Dieu qu'ils aimaient par dessus tout, et auquel leurs âmes aspiraient sans cesse, était pour les saints une poignante et incessante douleur que leur soumission à la volonté divine leur donnait seule le courage de supporter. Indifférents à toutes les choses de la terre, pleins d'un généreux mépris pour tout ce qui nous attache à ce monde périssable, ils languissaient loin du ciel comme des exilés languissent loin de leur patrie, et soupiraient après Dieu comme des enfants longtemps séparés d'un père tendrement aimé soupirent après l'instant qui les ramènera dans ses bras. Enfin les saints éprouvaient en quelque sorte cette peine du dam, qui consiste dans la privation et le désir de Dieu, et qu'on dit être la plus rigoureuse de l'enfer et du purgatoire. Dévorés de la soif de Dieu, consumés par le désir de le voir, de le posséder, de s'unir à lui pour toujours, la vie n'était pour ces grandes âmes qu'un long martyre rendu plus cruel encore par la vue des outrages faits à l'objet divin de leur amour.
Brûlants de zèle pour la gloire de ce Dieu qu'ils aimaient uniquement, les saints auraient voulu communiquer au cœur de tous leurs frères le feu sacré qui embrasait le leur, et à la vue de l'indifférence, du mépris d'un si grand nombre d'entre eux pour le bien souverain, ils se consumaient et séchaient de douleur, n'aspirant qu'à quitter un monde où l'objet seul véritablement aimable n'était pas aimé.
Outre ces différents martyres, il y a encore celui des peines, des afflictions, des épreuves de la vie présente, et Dieu ne l'a épargné à aucun de ses élus. Plus il les a aimés, plus il les a rigoureusement éprouvés ; la mesure de son amour a été celle de leurs afflictions, les traitant tous comme il a traité Jésus, son fils bien-aimé, le chef des élus et des prédestinés.
Il suffit de lire la vie des Saints pour se convaincre de celte vérité. Les uns ont été calomniés, persécutés, bannis, exilés, chargés de chaînes, emprisonnés pour le nom de Jésus-Christ; les autres ont été accablés d'humiliations et d'opprobres, abandonnés, méconnus de tous, insultés de leurs proches. Ceux-là ont langui dans l'indigence, ayant à supporter et le mépris attaché à la pauvreté et les privations du dénuement le plus extrême. Ceux-ci ont été pendant de longues années en proie à de douloureuses infirmités, à de cruelles maladies, auxquelles se joignaient souvent des croix intérieures plus pénibles encore et plus difficiles à supporter que celles qui accablaient leurs corps. D'autres enfin ont eu le cœur brisé par la perte successive de tous les êtres qui leur étaient chers, gémissant sous la main du Dieu jaloux, qui rompait sans pitié tous les liens qui les attachaient à la créature, pour être seul maître de leur cœur et de leurs affections.
Enfants des saints, frères et disciples de Jésus-Christ, n'espérons pas arriver au ciel par un autre chemin que par celui du Calvaire ; à chacun de nous Dieu a préparé un martyre spécial destiné à nous faire mériter la couronne de gloire et le bonheur éternel. La croix nous attend partout, elle jalonnera tous les chemins de notre vie, se présentera à nous sous des formes multiples, et plus nous approcherons du terme, plus elle deviendra pesante, les épreuves se multiplieront à la fin de notre existence, la bonté de Dieu permettant qu'il en soit ainsi, pour nous détacher du lieu de notre exil et nous faire soupirer avec une plus vive ardeur après le repos et la paix immuable de la patrie.
Non, non, n'espérons pas éviter la croix et échapper aux coups de la main miséricordieuse qui ne blesse que pour guérir, qui ne frappe que pour sauver. Tous les yeux des enfants d'Adam sont condamnés à verser des larmes, tous les cœurs à souffrir, toutes les poitrines à se soulever sous l'étreinte de la douleur, et à faire monter vers le ciel ce cri d'angoisse : Mon Dieu, ayez pitié de moi. La loi est générale, elle ne souffre pas d'exception, aucun homme ne peut échapper à la souffrance et à la main de fer de la douleur, qu'il le veuille, ou qu'il ne le veuille pas, l'atteint tôt ou tard pour lui faire payer le tribut commun. Jésus-Christ notre adorable Sauveur, en se chargeant de la croix, n'a pas voulu nous en décharger, en prenant sur lui les peines dues à nos péchés, n'a pas voulu nous exempter de la souffrance, mais seulement la sanctifier et nous apprendre à rendre nos peines méritoires, en les unissant à celles qu'il a bien voulu endurer pour nous.
Il y a des épreuves, des afflictions, des croix pour tous les âges, pour tous les rangs, pour toutes les conditions, l'enfant lui-même mêle souvent des larmes à ses jeux et aux bruyants éclats de ses joies innocentes, que ne troublent encore aucune des préoccupations de la vie. La jeunesse, elle aussi, trouve déjà quelques épines mélangées aux fleurs qui croissent encore sur sa route, et qui doivent si vite se flétrir et s'effeuiller sous ses pas ; l'âge mûr a des peines réelles, c'est le temps des déceptions, des désillusions, des mécomptes, des épreuves de tous genres. La vieillesse moissonne la croix à chacun de ses derniers pas, et son fardeau est d'autant plus lourd, qu'elle est seule à le porter ; l'isolement s'est fait autour d'elle, la mort a glacé tous les cœurs qui, en prenant leur part de ses douleurs, semblaient les diminuer ; heureuse, si au milieu des défaillances de l'âge et des vides qui se sont faits autour d'elle, elle a su appeler Dieu pour remplir celui de son âme.
Enfin il y a des peines et des croix dans tous les rangs, dans tous les états de la société. Il y en a pour le grand et pour le petit, pour le riche et pour le pauvre, pour le roi et pour le pâtre. Il y en a dans le mariage et dans le célibat, dans le sacerdoce et dans l'état religieux ; il y en a pour le maître et pour le serviteur, pour l'artisan comme pour celui qui n'est pas obligé de pourvoir par son travail à sa subsistance et à celle de sa famille. Il y a des peines physiques, des peines morales, des peines d'esprit et de cœur, il y en a de tous genres, il y en a pour tous, et Dieu distribue à chacun la part d'épreuves qu'il sait être proportionnée à ses forces et utile à sa sanctification. Hélas ! pour nous convaincre de cette vérité, nous n'avons besoin d'autre preuve que celle de notre expérience. Nous avons vécu, et dans le cours des années que le temps a amoncelées sur notre tête, combien de larmes déjà n'avons-nous pas versées ? Qui pourrait compter les épines qui ont déchiré notre cœur, les déceptions amères qui ont assombri le ciel de notre vie ? Les pertes cruelles qui ont détruit tout notre bonheur de la terre, éteint toutes nos joies, détruit à jamais toutes nos espérances ? Ah ! si nous retournons la tête pour jeter un regard attristé sur le chemin déjà parcouru, nous le voyons semé des ruines de nos illusions et de nos espérances ; partout nous avons laissé des regrets et des douleurs. Où sont tous ces êtres chéris qui au début du voyage nous tendaient la main, pour assurer nos premiers pas ? où sont tous ces cœurs qui nous environnaient alors d'amour, de dévouement et de tendresse. Ah ! sous leur égide protectrice, la route nous paraissait facile, sans aspérités et toute semée de fleurs, avec eux nous avons cheminé quelques instants, puis un vide s'est fait, puis un autre, la main glacée de la mort a arrêté successivement les battements de tous ces cœurs auxquels l'amour avait rivé les nôtres. Aujourd'hui nous continuons seuls notre route, et le voyage commencé sous de si doux auspices se continue dans les regrets et dans les larmes. Heureux, mille fois heureux, si le divin consolateur des affligés a daigné se faire le compagnon de notre route, et si, comme autrefois, aux pèlerins d'Emmaüs, il nous a révélé les mystères de la croix et rendu la paix à nos cœurs, en substituant aux fragiles espérances du temps les sublimes et immortelles espérances de l'éternité.
Résignons-nous donc à subir le martyre que la Providence réserve à chacun de nous, à porter la croix à la suite de Jésus avec résignation et un généreux courage. Cette croix que nous devons porter après Jésus, c'est tout ce qui nous afflige et nous humilie, tout ce qui fait souffrir notre corps, tout ce qui attriste notre esprit, qui froisse et qui blesse notre cœur, tout ce qui contrarie nos goûts, nos inclinations, tout ce qui mortifie notre amour-propre et fait mourir notre propre volonté. La croix pour l'un, c'est un revers de fortune qui renverse toutes ses espérances et le réduit peut-être à l'indigence ; pour l'autre, c'est la perte d'un père, d'une mère, d'un enfant uniquement aimé ; pour celui-là, c'est une maladie qui le cloue sur un lit de douleur, et renverse tous ses projets en le condamnant à une inaction forcée ; pour celui-ci, ce sont des peines de famille, des chagrins domestiques d'autant plus difficiles à supporter qu'il faut les cacher, les dissimuler souvent sous les apparences du bonheur et de la joie.
Quelle que soit la croix que la main de Dieu nous présente, acceptons-la avec résignation, sans plaintes et sans murmures, portons-la avec patience, avec amour ; et, malgré nos répugnances, malgré les soulèvements de la nature, elle nous sanctifiera et nous ouvrira un jour les portes du ciel. Dieu ne demande pas que nous soyons insensibles à la douleur ; si nous ne la sentions pas, quel mérite aurions-nous à la supporter ? Il n'exige pas non plus que nous n'éprouvions pas de répugnances pour les croix, les souffrances, les humiliations, car notre nature a horreur de toutes ces choses. Bien moins encore exige-t-il que nous désirions les croix et que nous nous réjouissions dans les afflictions, comme quelques martyrs se sont réjouis au milieu des tourments; ce qu'il demande de nous, c'est la soumission de notre volonté à la sienne, la résignation et la patience ; et notre adorable Sauveur, qui a fait éclater la force et la puissance de sa grâce dans le courage dont il remplissait l'âme des martyrs, a voulu, pour la consolation du plus grand nombre de ses disciples qui n'auraient à endurer que l'obscur et lent martyre d'une vie semée de peines, d'épreuves et de sacrifices, éprouver lui-même au jardin de Gethsémanie les répugnances, la frayeur, les appréhensions et les dégoûts que causent à la nature humaine la souffrance et la mort. A la vue de la croix, il sua le sang et tomba en agonie, et, dans l'angoisse de son âme, on l'entendit s'écrier : Mon père, faites s'il est possible que ce calice s'éloigne de moi ; puis ajouter aussitôt : Cependant que votre volonté s'accomplisse et non pas la mienne. Souffrons et résignons-nous comme notre divin maître, souffrons en union avec lui, et un jour sa main divine essuiera pour toujours les larmes que nous aurons versées. Ainsi soit-il.
PRIÈRE
J'admire, ô mon Dieu, le courage et l'héroïsme de ces millions de martyrs qui ont confessé votre nom au milieu des plus affreux tourments et versé leur sang pour votre amour et la défense de leur foi ; leur générosité, leur courage me couvrent, Seigneur, d'une salutaire confusion, et j'ai honte de n'avoir jusqu'ici rien souffert, rien enduré pour vous. Je sais bien, ô mon adorable Sauveur, que le martyre est une grâce que vous n'accordez pas à tous et que j'en suis souverainement indigne ; mais je sais aussi que la croix est une grâce non moins précieuse, et cette grâce, malgré mon indignité, vous ne me l'avez pas refusée. Mais hélas ! quel usage en ai-je fait, au lieu de m'en servir pour ma sanctification j'en ai abusé, je l'ai rendue inutile par mes plaintes, mes murmures et mon peu de soumission à votre sainte volonté. Sensible à l'excès à la moindre peine, à la plus légère affliction, je m'exagère mes épreuves, et n'ai-je pas quelquefois accusé votre justice de me charger d'un fardeau au-dessus de mes forces. Hélas ! qu'il y a loin, ô mon Dieu, de ma faiblesse et de ma lâcheté au courage et à la générosité de vos saints si avides de croix, de souffrances, si heureux d'endurer quelque chose pour vous. Je n'ose pas, ô mon Dieu, aspirer à leur héroïsme et vous demander d'allumer dans mon âme comme vous avez allumé dans la leur la soif de la souffrance. Je me reconnais indigne d'une aussi grande grâce : mais ce que je vous conjure, Seigneur, de vouloir bien m'accorder, c'est la patience, la résignation pour supporter les peines qu'il vous plaira de m'envoyer. C'est la grâce de recevoir toujours la croix avec des sentiments de foi, d'humilité, de résignation et d'amour, et de répéter dans toutes les épreuves de ma vie le cri de soumission de votre cœur agonisant : Non pas ma volonté, ô mon Père, mais la vôtre. Ainsi soit-il.
EXEMPLE.
Les saints martyrs du Japon qui ont été naguère canonisés par notre saint Père Pie IX nous offrent d'admirables exemples du courage et de l'héroïsme que la foi et l'amour de Dieu peuvent inspirer, même à l'âge le plus tendre.
En 1536 l'empereur Taïcasama ouvrit à Méako la première persécution ; il fit condamner au dernier supplice vingt-six confesseurs de la foi. Parmi eux se distinguaient surtout trois enfants de saint Ignace et plusieurs religieux du Séraphique patriarche d'Assise, dignes fils de ces deux familles de héros et de saints, toujours si prodigues de leur sang, quand il s'agit de le verser pour Jésus-Christ. On voyait aussi dans leurs rangs d'intrépides laïcs jaloux de remporter eux aussi la palme du martyre. A cette troupe héroïque étaient joints trois enfants qui servaient à l'autel, et dont le courage était à la hauteur de celui de leurs compagnons de souffrances. Le plus jeune de ces enfants nommé Louis n'était âgé que de onze ans, et la compassion qu'inspirait un âge si tendre fut cause qu'on refusa d'abord de l'inscrire sur la liste des martyrs. Mais le saint enfant en témoigna tant de douleur, qu'on céda enfin à ses prières et à ses instances. Un Japonais païen lui offrant de le délivrer en reçut cette généreuse réponse : Réservez votre pitié pour vous-même, et ne songez qu'à vous procurer la grâce du baptême, sans laquelle vous ne pourrez échapper à une éternité de malheurs. Bientôt après, on mutila tous les martyrs, qui ne pouvaient contenir les transports de leur joie à la pensée qu'ils étaient les premiers qui avaient au Japon la gloire de verser leur sang pour le nom de Jésus-Christ.
Le calme des trois enfants, leur douceur angélique et le sang qui coulait sur leurs joues innocentes excitaient tellement la pilié des idolâtres eux-mêmes, qu'on les entendait s'écrier : Quelle injustice, quelle cruauté ! Taïcasama lui-même vaincu par l'héroïsme des saints martyrs disait : Il faut avouer qu'il y a quelque chose de bien extraordinaire dans la constance et la charité de ces chrétiens.
Les martyrs furent transportés à Nagazaki, où ils devaient être crucifiés. Le grand officier chargé de présider à l'exécution vint reconnaître les prisonniers : en apercevant le petit Louis, il se sentit aussi ému d'une vive compassion et lui offrit de le délivrer, s'il voulait renoncer à Jésus-Christ ; mais le saint enfant, indigné de cette proposition, la repoussa avec mépris.
Le même officier crut mieux réussir auprès d'un autre enfant nommé Antoine, parce qu'il le voyait tenté par ses propres parents. Après lui avoir représenté qu'il se devait à eux, il lui promit, au nom de l'empereur, de l'aider puissamment à le secourir. Mais le jeune héros riant de ses promesses lui répondit sans hésiter : L'amour de la fortune ne me touche pas plus que la crainte des supplices, et je regarde comme le plus grand bonheur qui puisse m'arriver de mourir sur la croix. Mon Dieu y est monté et y est mort pour moi, je désire y mourir pour lui. Le généreux enfant prit ensuite sa mère à part et lui représenta qu'il était peu édifiant pour une mère chrétienne de pleurer la mort d'un fils martyr et de méconnaître le prix de la grâce que Dieu daignait lui accorder. A ces paroles il en ajouta d'autres si pleines de sagesse qu'il était facile de voir que l'Esprit saint parlait par sa bouche.
Cependant les martyrs s'avançaient vers le lieu du supplice ou plutôt du triomphe ; c'était une colline qu'on appela depuis la montagne sainte, ou le mont des martyrs. Dès que les héros chrétiens aperçurent leurs croix, chacun d'eux courut embrasser la sienne avec des transports de joie qui mirent le comble à l'étonnement des infidèles. Aussitôt qu'on les y eut élevés, le P. Baptiste, supérieur des Franciscains, entonna le cantique de Zacharie : Benedictus Dominus, Deus Israël, et soudain tous les autres martyrs élevant la voix répétèrent avec transport : Benedictus, Dominus. Qu'il soit béni, le Seigneur Dieu d'Israël, qui a daigné visiter son peuple et lui faire miséricorde. Au milieu de toutes ces voix, on en distinguait de plus fraîches, de plus argentines, c'étaient celles des trois enfants qui envoyaient de la terre au ciel les premières notes de leur immortel cantique de louanges : Laudate pueri, Dominum, répétaient-ils avec un saint enthousiasme : Enfants, louez le Seigneur, louez le nom du Dieu Sauveur,
La croix de Paul Michi, jésuite, était devenue la chaire d'un éloquent prédicateur. Du haut de cette chaire il parlait de Jésus et de Marie avec une onction ravissante. Il parlait encore de ces divins objets de son amour, quand la lame perça son cœur et lui ouvrit les portes de l'éternelle patrie. Les trois enfants l'avaient précédé au ciel et y chantaient déjà leur cantique d'actions de grâces en l'honneur de l'agneau pour lequel leur cœur venait aussi d'être percé. Tous allèrent successivement rejoindre les compagnons de leurs combats et recevoir des mains de leur Sauveur la couronne de gloire et d'immortalité.
PRATIQUE.
Dans nos peines, nos souffrances, regarder le ciel et nous encourager par le souvenir de ce que les saints et surtout les martyrs ont souffert.
Nous soumettre avec résignation à toutes les épreuves et les afflictions qu'il plaira au Seigneur de nous envoyer.

QUATRIÈME JOUR
LES SAINTS PÉNITENTS ; TOUS LES SAINTS SE SONT SANCTIFIÉS PAR LA PÉNITENCE ET LE RENONCEMENT A EUX-MÊMES.
Faites de dignes fruits de pénitence.
Ier Point. La vie chrétienne est une vie de combats, de renoncement, de sacrifices, une vie entièrement en opposition aux goûts, aux inclinations de la nature. Tous les saints ont compris cette vérité, tous y ont conformé leur conduite, embrassant avec courage et générosité les saintes rigueurs de la pénitence et la sévérité de l'Évangile. Ils savaient que le royaume des cieux souffre violence, que les violents seuls le ravissent, que la porte qui conduit à la vie est étroite et qu'on ne la franchissait pas sans peine et sans efforts. Ils savaient enfin que la vie du divin réparateur, leur chef et leur modèle, avait été une vie d'expiation, de renoncement à toutes les joies humaines, à toutes les satisfactions de la nature, et ils en concluaient avec raison que la vie des disciples devait être conforme à celle du maître, et que notre adorable Sauveur, l'innocence et la sainteté même, en prenant sur lui la peine due à nos fautes, en se chargeant de leur expiation, n'avait pas prétendu nous dispenser de les expier nous-mêmes, mais donner à notre pénitence, par ses propres souffrances, une valeur qu'elle ne pouvait avoir par elle-même.
Dieu n'a jamais accordé et n'accordera jamais le ciel qu'à l'innocence conservée, ou à l'innocence glorieusement réparée par la pénitence. Les saints qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence ne se sont pas pour cela dispensés de la pénitence, qu'ils regardaient comme le préservatif le plus efficace contre le péché. Nous voyons même en lisant leurs vies que les âmes les plus pures, les plus innocentes ont été cependant les plus pénitentes. Loin de se croire telles, l'humilité voilait à leurs yeux leurs propres mérites et envisageant leurs moindres imperfections, leurs plus légères fautes à la lumière de la foi, les voyant surtout avec les yeux de l'amour, elles se les reprochaient comme des crimes, en concevaient une douleur dont leur amour pour Dieu était la mesure, et les punissaient avec une rigueur à laquelle nous avons peine à croire. Et puis ces grandes âmes ne voulaient pas seulement satisfaire à la justice de Dieu pour leurs propres fautes, mais jalouses de s'associer à l'œuvre de réparation de notre divin Sauveur, elles ambitionnaient la gloire d'être victimes comme lui et de s'immoler avec lui sur l'autel de la pénitence pour le salut de leurs frères.
Il y a eu des saints dont la vie n'a pas toujours été exempte de fautes et qui même en ont commis de bien grandes. Tels ont été, comme nous l'avons dit, Madeleine, Augustin, Marie l'Égyptienne, sainte Thaïs, sainte Marguerite de Cortone et tant d'autres. Dieu sans doute n'a pas voulu ces fautes, il ne peut jamais vouloir le péché ; mais il les a permises, d'abord pour que personne ne puisse jamais désespérer de sa miséricorde et pour prouver aux plus grands pécheurs qu'il ne rejetait pas les cœurs contrits et humiliés, et que le ciel ne serait jamais fermé au repentir. Ensuite il les a permises pour maintenir plus tard ses amis dans l'humilité par le souvenir de leurs anciens égarements, pour leur inspirer une plus grande défiance d'eux-mêmes, et une plus tendre compassion pour les faiblesses de leurs frères.
La pénitence, on peut le dire avec vérité, a été la consolation la plus douce des saints qui d'abord avaient été pécheurs. Pleins de reconnaissance et d'amour pour celui dont la main miséricordieuse s'était étendue vers eux pour les relever de la fange du péché où ils étaient tombés, remplis en même temps de mépris et de haine contre eux-mêmes, pénétrés d'une profonde et amère douleur au souvenir des outrages dont ils s'étaient rendus coupables envers leur Créateur, la pénitence la plus austère, la plus rigoureuse, loin de leur paraître trop pénible^ était pour leur âme brisée de douleur, une sorte de rafraîchissement et de consolation qui tempérait l'amertume de leurs regrets. Et disons-le pour la consolation de ceux qui après avoir péché ne peuvent pas imiter les saints dans l'austérité de leur pénitence, c'était bien moins les macérations auxquelles ils se livraient que la pénitence de leur cœur, que les regrets et l'amoureuse amertume qui les remplissaient, qui les justifiaient devant Dieu.
Oui, l'amour dont le cœur des saints brûlait pour Dieu était le principe de leur pénitence ; c'était lui qui armait leurs mains d'instruments sanglants et qui les rendait saintement cruels envers eux-mêmes. C'était par amour qu'ils exténuaient par des jeûnes rigoureux leurs corps qui avaient été l'instrument du péché, qu'ils condamnaient à des veilles prolongées, au silence, à la solitude et à des macérations dont le seul récit effraie notre délicatesse ; c'était l'amour enfin qui faisait couler leurs larmes, qui en rendait la source intarissable ; car on se pardonne difficilement d'avoir offensé ce qu'on aime. Et alors même que Dieu donnait à ces âmes vraiment pénitentes l'assurance de leur pardon, leur douleur n'en devenait que plus amère et plus profonde, leurs regrets plus vifs et plus poignants. Plus Dieu se montrait bon , miséricordieux à leur égard, plus ils se reprochaient leur ingratitude envers lui, moins ils se pardonnaient les fautes que ce Dieu de bonté leur remettait avec tant de générosité ; et plus il oubliait les droits de sa justice, plus ils avaient à cœur de les sauvegarder et de lui payer volontairement la dette qu'il leur avait remise.
Voyez Madeleine : Jésus touché de son repentir et de son amour lui a fait entendre cette consolante parole : Allez en paix, vos péchés vous sont remis ; et il a dit au Pharisien qui la méprisait dans son cœur : Beaucoup de péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé. Et cependant ce pardon tombé si miséricordieusement des lèvres divines du Sauveur est une nouvelle flèche qui s'enfonce dans le cœur de la jeune pénitente, le blesse, et le pénètre d'un repentir plus profond et d'un plus ardent amour. Elle se pardonne d'autant plus difficilement que Jésus s'est montré plus facile à lui accorder le pardon qu'elle avait espéré de sa bonté et réclamé non par ses paroles, mais par la douleur qui brisait son âme, par ses soupirs et par les larmes dont elle inondait ses pieds adorables. Elle montre la sincérité de son repentir par son changement de vie, elle n'a plus que du mépris et une souveraine horreur pour tout ce qui l'avait séduite et égarée. Jésus est tout pour elle, il remplit son âme tout entière, à lui seul seront désormais consacrés toutes ses pensées, toutes ses affections, tout son amour, en lui se rencontrent toutes ses espérances, toutes ses joies. Il est sa lumière, son trésor, sa vie ; son bonheur est de s'attacher à ses pas, de le suivre partout où il va, de fournir par ses pieuses largesses à sa subsistance et à celle de ses apôtres, et sa plus grande joie est de le recevoir dans sa demeure, d'écouter en silence sa divine parole et de pleurer à ses pieds les fautes qu'il lui a pardonnées. Bientôt elle le suit au Calvaire, et, prosternée au pied de sa croix, mourante de douleurs, elle reçoit en échange des larmes dont elle arrose ses pieds adorables, le sang qui s'en échappe à flots. C'est là, c'est au pied de la croix que Madeleine comprend tout ce que coûte à Jésus le pardon qu'il lui a si miséricordieusement accordé, c'est là que son repentir, sa douleur, son amour atteignent des proportions qu'un cœur semblable au sien pourrait seul comprendre. Désormais elle ne pourra plus vivre que pour pleurer des fautes qui ont coûté si cher à son Sauveur, et après l'avoir vu vainqueur de la mort, sortir vivant, impassible et immortel de son tombeau, après l'avoir vu s'élever majestueusement vers le ciel, après avoir souffert persécution pour son amour, et avoir été bannie de sa patrie à cause de lui, elle fuit le monde et va cacher dans le désert de la Sainte-Baume ses regrets et la rigueur de sa pénitence.
C'est également l'amour qui allume le feu brûlant du repentir dans le cœur de Pierre, un regard du Sauveur brise son cœur et en fait jaillir une source de larmes qui ne doit plus tarir. Bien que Jésus lui ait fait réparer son triple reniement par une triple protestation d'amour, le souvenir de sa faute est toujours présent à sa mémoire, il la pleure nuit et jour et les ruisseaux de ses larmes creusent ses joues, comme l'eau creuse la pierre, et y tracent de profonds sillons ; sa vie entière, toute consacrée à la gloire de son divin Maître, n'est plus qu'une longue expiation et son martyre le dernier acte de son amour pénitent.
Il en est de même d'Augustin, c'est l'amour qui lui fait éprouver le besoin de faire non pas seulement à ses contemporains, mais à tous les siècles et à l'univers entier l'aveu de ses égarements et de ses fautes. C'est lui qui lui inspira ces pages sublimes et brûlantes, où son âme se peint tout entière, où il exprime à la fois son repentir, sa douleur et ses regrets d'avoir connu et surtout d'avoir aimé si tard la beauté toujours ancienne et toujours nouvelle. Tous les saints pénitents après leur conversion ont éprouvé les mêmes regrets, le même besoin de réparer le passé en rendant à Dieu ce qu'ils ne lui avaient pas d'abord donné, en réparant enfin par un redoublement d'amour le temps qu'ils avaient passé sans l'aimer. Ah ! pécheurs comme eux et plus grands pécheurs qu'eux, pourquoi ne les imitons-nous pas, sinon dans l'austérité de leur pénitence, au moins dans leur repentir et dans leur amour. Si nous n'avons ni la force, ni le courage de les imiter dans leurs macérations, n'avons-nous pas un cœur capable d'aimer comme ont aimé leurs cœurs ?
IIe Point. Si tous les saints ne se sont pas livrés aux macérations effrayantes qu'ont pratiqué quelques-uns d'entre eux et surtout les saints pénitents, tous sans exception ont embrassé la pratique de la mortification, de l'abnégation et du renoncement à eux-mêmes. Ces paroles du divin Maître : Que celui qui veut être mon disciple se renonce lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive, retentissaient sans cesse aux oreilles de leurs cœurs, et dociles à cette divine inspiration, ils y répondaient par une mortification continuelle et une entière abnégation.
Ils comprenaient que pour être vraiment chrétien, il est nécessaire de se faire violence, d'embrasser généreusement la mortification, qu'il faut souffrir, être crucifié et mourir avec Jésus-Christ, si ce n'est par la main des bourreaux comme les martyrs, au moins par celle du divin amour. Ils comprenaient surtout que la charité est la fin de l'homme parfait, et la mortification le moyen d'atteindre cette fin. Que vouloir la perfection ou la charité sans vouloir la mortification, c'était vouloir arriver au terme sans passer par le chemin qui y conduisait, c'était enfin vouloir offrir un sacrifice sans immoler de victime.
Et puis les saints avaient sans cesse présent à leur esprit le souvenir des engagements qu'ils avaient contractés avec Dieu au jour de leur baptême. Ils n'oubliaient pas que le baptême, comme nous l'apprend le grand Apôtre, est une représentation de la mort et de la sépulture de Jésus-Christ, qu'il est en même temps un sacrement de vie et un sacrement de mort, qu'il devrait être le berceau et le tombeau du chrétien, qu'en lui donnant la vie de la grâce il l'oblige à mourir à la vie sensuelle et à tous les mauvais instincts de la nature corrompue, et que renoncer à la face des saints autels, au monde et à ses pompes, au démon et à ses œuvres, n'était pas une vaine cérémonie, mais un engagement sacré, contracté avec Dieu, une promesse solennelle qui nous liait à lui pour jamais, et dont l'accomplissement était le devoir le plus obligatoire. Les saints concluaient de tout cela que la mortification de leurs sens, de leurs passions, de leurs désirs, de leurs inclinations, de leurs goûts, qu'en un mot la mort continuelle à eux-mêmes était leur première loi, leur devoir le plus essentiel, qu'elle était en un mot, la condition nécessaire, indispensable pour appartenir à Jésus-Christ et marcher sur ses traces. Aussi jusqu'où ne se sont pas étendus la mortification et le renoncement des saints. Ils refusaient à leurs sens, non pas seulement les satisfactions coupables, mais les jouissances les plus innocentes ; ils mortifiaient leurs yeux en les privant de la vue des objets qui auraient pu les réjouir, leur goût en lui refusant les aliments qui l'auraient flatté, leur odorat en respirant l'air infect des hôpitaux et des prisons ; ils allaient comme les anges de la charité visiter les malades et les prisonniers. Ils mortifiaient enfin le sens de l'ouïe en le privant de l'harmonie des concerts et celui du toucher, en couchant sur la dure, en usant des vêtements rudes et grossiers, cherchant tous les moyens qui pouvaient mortifier et affliger leurs corps.
Les saints ne renonçaient pas seulement au monde, à ses pompes, c'est-à-dire à ses fêtes, à son luxe, à ses plaisirs, à ses vaines joies ; mais ils renonçaient surtout à son esprit. Obligés souvent par leur position de vivre au milieu de ce monde qu'ils redoutaient et méprisaient également, leur étude la plus assidue était de se préserver de son esprit, de ne pas le laisser s'infiltrer dans dans leur âme, de se pénétrer au contraire de l'esprit de Jésus-Christ qui lui est entièrement opposé, et d'agir, de penser, de juger toujours d'après ce divin esprit. Ainsi ils renonçaient à l'orgueil du monde, en embrassant de bon cœur les humiliations dont il a horreur, en les supportant, en les recherchant même, en se réjouissant des opprobres et des mépris comme les orgueilleux se réjouissent des distinctions, des honneurs et des louanges. Pour en arriver à ce degré de perfection, nul doute qu'il n'en ait coûté aux saints et qu'ils n'y soient parvenus qu'à force de combats, d'efforts et de violence sur eux-mêmes, car l'humiliation était pour eux ce qu'elle est pour nous envisagée au point de vue humain, elle ne pouvait pas leur paraître aimable ; mais ils envisageaient toutes choses au point de vue de la foi, ils pesaient tout à la balance de l'éternité, et la grâce secondée par une volonté ferme et généreuse leur donnait la force de surmonter toutes les répugnances de la nature et leur faisait plus tard trouver des délices et des charmes dans les choses qui naturellement ne nous inspirent que de l'horreur.
L'esprit de Jésus-Christ n'est pas seulement un esprit d'humilité, c'est encore un esprit de pauvreté et de détachements ; et ses fidèles amis, non contents de renoncer à son exemple, à tout ce qui aurait pu les élever, les distinguer aux yeux du monde, voulaient aussi l'imiter dans sa pauvreté et son dénuement des biens de la terre. Un grand nombre d'entre eux se sont dépouillés réellement de tout ce qu'ils possédaient pour le suivre pas à pas dans l'étroit sentier de la perfection évangélique, heureux de tout quitter pour lui, et ne regrettant que de n'avoir pas davantage à lui sacrifier. Ceux qui par devoir étaient obligés de conserver les biens que la Providence leur avait confiés, en détachaient leurs cœurs et en usaient comme n'en usant pas. Pauvres au milieu des richesses, ils les versaient largement dans le sein des membres souffrants de Jésus-Christ, et se tenaient toujours prêts à les rendre à Dieu au moindre signe de sa volonté.
Le détachement des saints est allé plus loin encore, il s'est étendu jusqu'à faire à Dieu le sacrifice de leurs affections les plus chères. Ainsi les uns ont abandonné leur famille et leurs amis pour se consacrer à lui par la vie religieuse, étouffant la voix de la nature pour obéir à celle qui les appelait loin du monde, à une vie de sacrifice et d'immolation. Les autres que la volonté divine retenait au sein de leurs familles ont su, sans briser les liens qui les attachaient à leurs parents et à leurs amis, subordonner toutes leurs affections à l'amour divin qui seul régnait en souverain dans leur âme et n'aimer ceux qu'ils aimaient qu'en Dieu et pour Dieu, n'usant de l'influence qu'ils avaient sur eux que pour les sanctifier avec eux, les rendant généreusement à Dieu lorsqu'il les en séparaient par la mort, baisant alors sans plainte et sans murmure la main qui ne brisait leur cœur que pour y régner seul et le posséder sans partage.
 Enfin les saints se sont renoncés eux-mêmes en contrariant en tout les goûts, les inclinations de la nature, en se faisant de continuelles violences pour réformer les défauts de leur caractère et acquérir les vertus opposées à ces défauts. Ainsi saint François de Sales né avec un caractère vif, bouillant et naturellement porté à la colère, parvint par les continuelles violences qu'il se fit à dompter entièrement ce penchant, et devint le plus patient et le plus doux des hommes. Saint Ignace, si plein de vanité et d'amour pour la gloire avant sa conversion devint après son retour à Dieu plus avide encore de mortifications et d'humiliations qu'il ne l'avait été de tout ce qui pouvait satisfaire ses goûts de vanité, de plaisir et d'élévation. Saint François-Xavier, ambitieux par caractère, changea également la nature de son ambition, et foulant généreusement aux pieds tous les biens de la terre et toutes les gloires humaines, n'aspira plus qu'à conquérir le ciel et qu'à entraîner sur ses pas les millions d'âmes qu'il gagnait à Jésus-Christ. Le renoncement des saints est allé plus loin encore, car non contents de se priver volontairement de toutes les jouissances et de toutes les consolations humaines, ils ont renoncé encore aux jouissances du divin amour, aux consolations célestes dont ils se croyaient indignes, en ne demandant à Dieu d'autre bonheur que celui de souffrir pour lui, supportant avec une générosité pleine de courage, les aridités , le délaissement, l'abandon apparent du Seigneur et les plus terribles peines intérieures ; c'est ainsi que ces fidèles disciples de Jésus-Christ ont compris et mis en pratique ces paroles : Renoncez - vous, vous-même, chargez-vous de votre croix et suivez-moi.
IIIe Point. Enfants et frères des saints, nous aspirons à partager un jour leur héritage, leur bonheur et leur gloire ; mais aspirons-nous également à imiter leurs vertus ? Hélas ! nous voulons arriver au ciel, mais par une autre route que celle qui les y a conduits. Il semble à voir notre conduite que l'Évangile que nous suivons n'est plus celui qui fut la règle de la leur. Nous jugeons inutile, ou de peu d'importance ce qui leur a semblé indispensable. La pénitence, la mortification ne sont plus des vertus de notre temps, le siècle a progressé et nous, chrétiens dégénérés, nous avons progressé avec lui, non dans la science des saints, mais dans celle du relâchement, du sensualisme et d'une spiritualité toute pleine de mollesse qui certes fut toujours inconnue à nos pères dans la foi.
On ne veut plus de la pénitence, les santés ne sont plus assez fortes pour supporter les moindres austérités. Les saints étaient sans doute d'une autre nature que nous, leurs corps étaient à l'abri de toutes nos infirmités et leur santé de fer ne subissaient jamais la plus légère altération. A ceux qui pensent et parlent ainsi je ne ferai qu'une réponse : Lisez leur vie et vous verrez si vos souffrances, la délicatesse de votre complexion que vous alléguez pour vous dispenser, je ne dis pas des pénitences qu'ont faites les saints, mais de celles même imposées par l'Église, peuvent se comparer aux souffrances et aux infirmités que les saints ont supportées sans se croire pour cela dispensés de la pénitence.
On rejette la pénitence corporelle, parce qu'on n'a pas, dit-on, la force de la pratiquer et on fait sonner bien haut que la mortification intérieure lui est de beaucoup préférable et qu'elle la remplace avantageusement ; mais les personnes qui parlent ainsi n'ont ordinairement pas plus d'attrait pour la seconde que pour la première, et se dispensent également de l'une et de l'autre. Les saints, qui se connaissaient mieux que nous en spiritualité, ne les ont jamais séparées et s'ils ont préféré la mortification intérieure à la mortification corporelle, ils n'ont pas pour cela cessé de les pratiquer l'une et l'autre.
Je ne veux pas dire par là qu'on ne puisse pas avoir souvent de solides et vraies raisons pour se dispenser de la mortification corporelle et qu'on doive imiter les saints dans leur pénitence et leurs austérités. Non, sans doute, car Dieu ne demande pas à tous, ce qu'il a demandé à quelques-uns d'eux ; il y aurait même de la présomption à vouloir les imiter dans cette voie, extraordinaire à moins d'y être poussé par un attrait semblable à celui qui les y attiraient, encore ne faudrait-il pas le suivre avant de l'avoir soumis à celui qui est pour nous l'interprète de la volonté divine, car l'obéissance vaut mieux que le sacrifice et elle doit être le guide et la boussole de toute âme qui veut sincèrement se sanctifier.
Je veux dire seulement qu'on a inventé de nos jours une spiritualité douce et commode à la nature, qui ne consiste que dans de belles idées, des théories sublimes, dans des exercices intérieurs, d'une spéculation admirable, qui occupent agréablement l'imagination, mais qu'on ne réalise jamais. Rassuré par cette perfection spéculative qu'on croit déjà posséder, et qui ne sert qu'à nourrir l'amour-propre, on ne cherche plus à acquérir cette sainte haine de soi-même, qui dessèche et consume les racines de l'amour-propre. On ne songe pas que si l'amour divin est un feu, la mortification est, pour ainsi dire, le bois qui l'alimente, que le véritable amour recherche la souffrance, qu'il l'aime, et que l'âme fervente et embrasée de ses divines ardeurs, se joue de ce qui fait trembler les lâches.
Ne nous laissons donc pas séduire par ces fausses idées d'une spiritualité qui permet d'accorder à nos sens tout ce qui peut les flatter, de satisfaire tous ses goûts, tous ses désirs, de rechercher toutes ses aises, et qui autorise ainsi cette vie molle et sensuelle réprouvée par l'Évangile et opposée à tous ses enseignements. Tenons-nous en aux maximes de spiritualité que nous ont laissées les saints, et efforçons-nous de les imiter, sinon dans leurs austérités, au moins dans leur esprit de mortification et dans leur renoncement à eux-mêmes.
La mortification qui consiste dans les jeûnes, les veilles, le cilice, la discipline, la dureté de la couche, la pauvreté des habits est toujours bonne et salutaire, quand elle est prescrite par l'Église, par les devoirs de l'état, ou par le conseil d'un directeur prudent et éclairé ; mais elle est dangereuse et nuisible, quand elle vient de notre propre volonté, quand elle nous empêche de nous acquitter des devoirs de notre état ; l'attrait qui porte certaines âmes à cette sorte de mystification, n'est plus alors qu'une illusion, une tentation de l'ennemi qui, par des pénitences indiscrètes veut ruiner leurs forces et leur santé, pour les mettre ensuite dans l'impossibilité de s'acquitter même de celles prescrites par l'Église, ou bien il se sert de leurs austérités pour leur inspirer de la vanité, de l'estime d'elles-mêmes et les faire peu à peu tomber dans le péché d'orgueil.
La mortification la plus sûre, la moins sujette à l'illusion, est celle qui règle les sens, les passions, la langue, les conversations, qui retranche l'oisiveté et avec elle les occasions du péché, qui mortifie la propre volonté, l'attachement à son opinion, la vaine estime de soi-même. Cette sorte de mortification a cet avantage sur l'autre qu'on la pratique sans péril, qu'il est difficile d'y excéder, et que la nature la redoute bien davantage que la première, parce qu'elle y trouve bien plus sûrement la mort.
Notre adorable Sauveur, dans une seule maxime, nous a donné tout le résumé de sa loi, et il l'a fait quand il a dit que celui qui voulait être véritablement son disciple devait se renoncer, se charger de sa croix et le suivre. Le renoncement à soi-même est comme la base de toutes les vertus du christianisme. Le monde dans son orgueil renvoie fièrement ce renoncement aux petits esprits, aux âmes étroites et bornées. La fidélité aux petites choses auxquelles il assujettit, il la traite de minutie, de faiblesse d'esprit et proclame bien haut que Dieu n'en demande pas tant. Et cependant quelle perfection plus héroïque que cette assiduité constante à remplir les moindres devoirs de la loi de Dieu ? Combien ne faut-il pas faire d'efforts sur son cœur, sur son esprit, sur son tempérament, sur son humeur, pour persévérer sans se démentir dans le détail presque infini de cette religieuse attention, de ce renoncement, je ne dis pas de tous les jours, mais de tous les instants. C'est une pensée frivole, un léger ressentiment, un désir trop vif, une parole critique qu'il faut réprimer. C'est un regard indiscret, une vaine curiosité, une complaisance mondaine qu'il faut sacrifier. C'est une foule de petits mouvements, d'affections, de caprices, de saillies, qui se succèdent sans interruption, qu'il faut étouffer à leur naissance. Ce sont, enfin, mille petits ennemis redoutables par leur nombre et la continuité de leurs attaques qu'il faut dompter. Ce combat, qui n'a jamais de trêve, cette mort lente, ce long martyre est-il moins dur, moins douloureux à la nature que le martyre sanglant des premiers siècles, qui couronnait en quelques instants les généreux confesseurs de la foi ?
Les personnes pieuses parlent beaucoup de la mortification intérieure, du renoncement à soi-même, mais bien peu le pratiquent ; et cependant on ne peut pas être tout à Dieu, sans cesser d'être à soi-même, et un jour Dieu ne nous jugera pas sur ce que nous aurons su, mais sur ce que nous aurons fait. Prenons donc aujourd'hui la généreuse résolution de nous renoncer, à l'exemple des saints, et de les suivre avec courage dans cette voie pénible à la nature, mais qui aboutit au ciel. Souvenons-nous que le premier pas qui conduit à cette mort mystérieuse est de refuser à ses sens tout plaisir, ou déréglé, ou inutile, et de les purifier en y substituant ce qui les mortifie à ce qui peut les contenter. Ainsi, ce n'est pas assez de ne rien regarder avec attache et curiosité, de n'écouler rien de ce qui se dit contre le prochain, ou de ce qu'on désire trop vivement savoir, de ne point parler par humeur, impatience ou vanité, de ne pas trop rechercher ce qui flatte le goût, enfin de refuser à son corps mille petites commodités et douceurs ; mais il faut encore tâcher de voir, de dire ou d'écouter quelquefois ce qui nous répugne et nous mortifie. Le second pas pour mourir à soi-même est d'anéantir les réflexions de l'esprit, ou inutiles, ou curieuses, ou capables d'incliner l'âme vers les créatures. Enfin, le troisième pas est de modérer les désirs du cœur, ces affections trop vives et trop naturelles, de lui retrancher toute attache, toute recherche, tout appui humain, afin qu'il ne tienne plus qu'à Dieu, et que ce Dieu de bonté le trouvant vide, puisse en remplir toute la capacité et y régner seul en maître et en souverain. Ainsi soit-il !
PRIÈRE
Je veux à l'exemple de vos saints, ô mon aimable Sauveur, me renoncer moi-même, me charger de ma croix, et vous suivre désormais dans cette voie étroite que vous ne nous avez pas seulement indiquée par vos leçons, mais tracée par vos exemples. Le premier, vous l'avez parcourue, ô mon Jésus, vous nous l'avez frayée et adoucie en l'arrosant de vos sueurs, de vos larmes et de votre sang, partout nous y retrouvons vos sacrés vestiges et la trace de vos pas y reste empreinte pour assurer les nôtres. Pourrais-je, Seigneur, refuser de vous y suivre et d'y marcher courageusement après vous ? Non, non, il n'en sera pas ainsi, je n'écouterai plus les plaintes, les répugnances de la nature, et je vous suivrai quoiqu'il puisse m'en coûter. Mais je vous en conjure, aidez, soutenez ma faiblesse, affermissez ma volonté si légère et si inconstante. Je ne peux rien par moi-même, et mes résolutions les plus sincères n'ont aucune stabilité, si vous ne les affermissez pas par votre grâce ; mais cette grâce, ô mon Jésus, vous ne la refusez pas à l'âme qui vous la demande avec humilité ; vous l'avez donnée à tous vos saints, vous me la donnerez comme à eux, malgré mon indignité, elle sera mon soutien dans les défaillances de la nature, ma force dans ma faiblesse, l'appui de mon inconstance, elle m'aidera à me vaincre, à me renoncer moi-même, et m'assurera la magnifique récompense que vous accorderez un jour, non pas seulement aux grands courages, aux vertus héroïques, aux œuvres d'éclat, mais à toute âme de bonne volonté qui aura persévéré dans la pratique des plus humbles et plus petites vertus. A tous ceux enfin qui auront été fidèles dans les petites choses. Ainsi soit-il !
EXEMPLE.
Sainte Marguerite de Cortone, aussi célèbre par sa pénitence qu'elle le fut d'abord par ses égarements, offre à tous un exemple bien consolant de l'infinie miséricorde du Seigneur. Née de parents honnêtes, mais pauvres, elle eut le malheur de perdre sa mère, qui était très-pieuse, à l'âge de sept ans. Cette perte fût pour la jeune enfant un malheur irréparable, car sa mère eût été pour elle, l'ange tutélaire qui, en veillant sur elle l'eût préservée des dangers où sa vertu fit un triste naufrage. Cependant la foi qu'elle avait allumée dans son âme ne s'éteignit jamais entièrement, et si pendant quelques années elle fut obscurcie par la violence des passions, le jour vint où la grâce du Seigneur, en visitant le cœur de la pauvre pécheresse, lui rendit toute sa lumière.
Son père passa bientôt à de secondes noces, et la petite Marguerite ne trouva dans sa belle-mère qu'une marâtre qui, par sa dureté et ses vexations continuelles, lui rendit odieux le séjour de la maison paternelle. Elle grandit et les années développèrent sa beauté qui était remarquable, don funeste qui fut, hélas ! pour elle, comme pour tant d'autres, la cause de sa perte. La vanité ne tarda pas à s'insinuer dans son âme. Vaine de ses charmes et de sa beauté, elle ne chercha plus qu'à en rehausser l'éclat par la parure ; elle se produisit dans les fêtes, dans les réunions, où elle était sûre d'être remarquée et admirée ne pensant plus qu'à plaire, qu'à briller et à être aimée.
Ses coupables désirs ne furent que trop promptement exaucés. Elle fut remarquée d'un jeune seigneur, qui l'aima et sut bien vite gagner son cœur. Elle quitta, pour le suivre dans son opulente demeure, l'humble chaumière de son vieux père, et devenue l'idole de son séducteur qui la comblait de présents et prenait plaisir à la voir revêtue des plus riches, des plus brillantes parures, elle vécut ainsi pendant plusieurs années dans l'oubli de Dieu et de tous ses devoirs, scandalisant par son luxe et sa vie licencieuse tous ceux qui en étaient témoins.
Cependant Dieu veillait sur sa brebis égarée, et l'accident funeste qui mit fin à la vie de son séducteur, fut pour elle le coup de la grâce qui la ramena au bercail du bon Pasteur. Le jeune homme, complice de ses égarements, sortit un jour pour aller visiter une de ses terres située à quelque distance du château qu'il habitait. Le soir, Marguerite ne le voyant pas revenir, commença à s'inquiéter ; le lendemain son inquiétude s'accrut, et elle envoya des serviteurs à sa recherche. Enfin, le troisième jour, un petit chien qui avait accompagné son maître revint au château en poussant des cris plaintifs et donnant par son agitation des signes d'une profonde douleur. Marguerite, en le voyant, comprit aussitôt qu'il était arrivé quelque accident à son maître, et suivant l'intelligent et fidèle animal, elle se dirigea avec lui dans la campagne. Le chien la conduisit dans un bois, et s'arrêtant dans un lieu où la terre avait été fraîchement remuée, il se mit à gratter avec ses pattes en poussant de plaintifs gémissements. Plus morte que vive, Marguerite écarta la terre et les branches d'arbres qu'on avait entassées en cet endroit, et le cadavre couvert de sang du malheureux jeune homme qui avait été assassiné s'offrit bientôt à sa vue.
A cet horrible spectacle elle tomba comme frappée de la foudre et resta longtemps évanouie ; revenue à elle, elle versa un torrent de larmes, et pensant à l'affreux malheur de cette âme qui avait paru au redoutable tribunal du juste juge, souillée de fautes énormes dont elle était complice, elle frémit du danger qu'elle courait elle-même, et bénissant la miséricorde dont le Seigneur avait usé envers elle, elle résolut aussitôt de changer de vie et de faire pénitence de ses désordres. Elle rentra au château, demanda humblement pardon aux serviteurs des mauvais exemples et du scandale qu'elle leur avait donné. Puis se dépouillant de ses riches parures, et de tous les dons qu'elle avait reçus de son séducteur, elle sortit pauvre et dénuée de tout de cette opulente demeure où elle avait commandé et régné en souveraine.
Elle retourna chez son père qui refusa d'abord de la recevoir ; mais touché de son repentir et de ses larmes, il consentit enfin à lui donner un asile. Là commença son expiation, car elle eut à souffrir les injures, les rebuts, les reproches et les humiliations de tous genres que lui fit endurer sa marâtre sans que sa patience, sa douceur, son humilité et les services qu'elle s'efforçait de lui rendre puissent triompher de la haine que cette femme lui avait vouée. Elle finit enfin par la chasser de la maison paternelle.
Ne sachant où donner de la tête, Marguerite sans asile et sans pain s'abandonna à la conduite de la Providence et prit la route de Cortone. Là elle se mit sous la conduite des enfants de saint François d'Assise, prit l'habit du tiers-ordre de la Pénitence, et se réfugiant dans une espèce de chaumière, voisine du couvent des Franciscains, elle s'y livra à toutes les austérités de la plus sévère pénitence. Ses larmes coulaient jour et nuit au souvenir des excès auxquels elle s'était livrée et qu'elle s'efforçait d'expier par des macérations qui semblent surpasser les forces humaines. Enfin après avoir surmonté les plus violentes tentations, et fait des efforts héroïques sur elle-même, elle parvint à dompter ses passions, et mérita de recevoir de la bouche de Jésus-Christ lui-même le doux nom de fille qu'elle ambitionnait depuis longtemps. Pour l'encourager dans sa pénitence, cet adorable Sauveur lui montra même la place qu'il lui destinait dans le ciel, parmi les vierges et les séraphins, à côté de sainte Madeleine qu'elle avait choisie pour modèle et pour protectrice. Enfin après vingt-trois ans d'expiation, l'âme de cette sainte martyre du remords et de la pénitence s'envola dans le ciel, accompagnée d'une multitude d'esprits célestes et d'un grand nombre d'âmes du purgatoire délivrées par ses mérites. Elle mourut le 23 février 1297. Son corps défiguré, amaigri et noirci par les austérités, devint blanc et recouvra toute sa beauté après sa mort. Il s'en exhalait un parfum céleste, indice de la gloire dont Dieu couronna dans le ciel sa pénitence et ses héroïques vertus.
PRATIQUE.
Mortifier ses sens, renoncer à ses goûts, à sa propre volonté et s'imposer chaque jour quelques légères mortifications.

CINQUIÈME JOUR
LES SAINTES VIERGES, LEUR AMOUR POUR JÉSUS-CHRIST.
Les vierges suivront l'Agneau et chanteront à sa suite un cantique que nul autre ne pourra chanter.
1er Point. Parmi la multitude innombrable des élus qui se pressent dans les parvis célestes, la troupe innocente des vierges brille d'un éclat particulier, comme ces étoiles que dans une belle nuit d'été nous voyons au firmament plus lumineuses que les autres, plus brillantes et plus belles ; de même les chastes épouses de Jésus se distinguent parmi les saints par l'éclat éblouissant de leur blanche robe d'innocence et de pureté. La lumière de gloire qui les environne et forme leur immortel vêtement est plus resplendissante et plus douce ; les trônes qu'elles occupent dans le ciel environnent celui de Marie, leur auguste reine et leur mère, et elles jouissent du glorieux privilège de former le cortège de l'agneau immaculé, d'accompagner partout ses pas, de le suivre dans les plaines fleuries et embaumées du ciel, en chantant à sa suite l'extatique cantique de leur virginal amour, sublime et ravissant cantique qu'elles seules peuvent chanter parce que seules elles ont aimé Jésus uniquement et sans partage ; leur cœur en chanta les premières notes sur la terre, au milieu des douleurs, des tribulations de l'exil, et sa douce harmonie ravira éternellement le cœur des autres élus, aussi heureux de l'entendre chanter que de le chanter eux-mêmes.
Avant d'être l'ornement du ciel, les vierges furent celui de l'Église. Fleurs d'innocence et de pureté, elles naquirent dans son sein, elles crurent s'y épanouir, abritées par sa main maternelle, elles furent sa couronne et sa gloire, l'objet de ses plus tendres prédilections et c'est avec un saint orgueil qu'elle les offrit à son divin Époux comme les plus précieux joyaux, comme un présent toujours favorablement accueilli et agréé de son cœur adorable.
L'amour de la virginité est inné dans le cœur de l'Église. Jésus a jeté en lui cette divine semence et cette vertu, inconnue au vieux monde avant l'apparition de l'épouse du Christ sur la terre, y parut avec elle et s'y est propagée avec une divine rapidité. En vain le paganisme effrayé à la vue d'une vertu qui condamnait ses turpitudes et arrachait aux autels de ses dieux des multitudes d'âmes éprises de ses charmes célestes, s'efforça-t-il de la détruire, de l'étouffer à sa naissance, en armant contre elle la main des tyrans et des bourreaux, ses efforts furent vains, et du sang des vierges qui tombaient sous le glaive des tyrans, comme une moisson de fleurs sous la faucille des moissonneurs, naissaient d'autres vierges, jalouses de marcher sur les traces de celles qui les avaient devancées dans la voie de la chasteté et du martyre.
Ouvrons les annales de l'Église, et nous verrons dès les premiers siècles de l'ère chrétienne une foule de vierges, saintement éprises d'amour pour le divin fils de la Vierge immaculée, briguer l'honneur de sa divine alliance, renoncer pour s'en rendre dignes à toutes les alliances de la terre, méprisant les brillantes promesses par lesquelles le monde cherchait à les séduire, dédaignant même le trône des Césars, et préférant aux honneurs, à la gloire que leur offraient avec leurs mains les maîtres du monde, la croix et les humiliations de celui qu'elles avaient choisi pour époux.
Voyez Agnès à peine sortie de l'enfance, repousser avec indignation l'amour d'un noble romain, refuser ses offres, mépriser et ses promesses et ses menaces, et lui avouer avec une sainte liberté, que le cœur qu'il lui demande ne lui appartient plus, que déjà elle l'a donné à un époux dont l'amour, loin de flétrir cette virginité qu'elle est jalouse de conserver, ne fera qu'ajouter à sa pureté, et lui donner un nouvel éclat. Entendez-la confesser son amour avec sa foi au tribunal du préfet romain, qui la menace non-seulement de la mort, mais d'un supplice mille fois plus affreux pour elle que la mort, si elle ne consent pas à renoncer à Jésus-Christ et à devenir l'épouse de son fils. Pleine de confiance en son divin Époux, elle reste inébranlable, et miraculeusement protégée par lui, elle sort plus pure qu'elle n'y était entrée du lieu infâme où on l'avait conduite. Voyez-la enfin, heureuse de mourir pour celui qu'elle aime uniquement, courber avec joie sa tête innocente sous le fer du bourreau, semblable à un lis qui s'incline au souffle de l'orage, et qui empourpre sa blanche corolle des roses et de la pourpre du martyre.
Voyez encore Cécile, non moins belle, non moins noble, non moins pure qu'Agnès, aimer Jésus avec une égale ardeur, accepter un époux, mais pour le gagner à Jésus-Christ, pour partager avec lui l'honneur de la virginité, en faire un confesseur, un martyr de la foi, qui en cueille avant elle la palme glorieuse et la précède au ciel, où elle ne tarde pas à aller le rejoindre, couronnée elle aussi de la double auréole de la virginité et du martyre.
Ailleurs, c'est une autre enfant, la jeune Eulalie, qui brûlante d'amour pour le divin Époux des vierges, dévorée du désir de mourir pour lui, s'enfuit de la maison paternelle et va elle-même se présenter au tyran, réclamant comme un bonheur la gloire de souffrir et de mourir pour le divin objet de son amour. C'est encore Catherine plus illustre par sa pureté que par sa beauté et sa science, refusant comme ses compagnes les offres d'un tyran qui, épris de ses charmes, veut en faire son épouse, confondant par son éloquence les philosophes païens et les gagnant à Jésus-Christ, et joignant enfin à la gloire de cet apostolat, celle de signer par l'effusion de son sang la foi qu'elle venait de prêcher aux autres. Mais il serait trop long d'énumérer toutes les vierges qui dans les premiers siècles de l'Église comprirent la beauté de la virginité, et qui voulurent, à la suite de Marie, s'enrôler sous sa blanche bannière, n'ayant plus d'autre ambition que celle de plaire à celui qui, en épousant notre nature, avait voulu naître d'une vierge, donnant à cette vierge sans tache un époux vierge comme elle, pour être le gardien de sa virginité et le protecteur de sa divine enfance. Instruits par les apôtres, les premiers fidèles avaient appris d'eux l'amour de prédilection que leur divin Maître avait toujours eu pour cette angélique vertu ; sa gloire, ses avantages, les divines et magnifiques promesses qui lui avaient été faites ; et la plupart des jeunes vierges qui passaient des ténèbres de l'idolâtrie à la lumière de l'Évangile, à peine régénérées par les eaux du baptême, vouaient leur virginité à celui dont on leur avait fait connaître l'infinie pureté, et jalouses d'avoir part à l'amour du chaste Époux des vierges, s'élançaient pleines d'ardeur sur ses traces embaumées, pour le suivre dans l'étroit sentier de la perfection évangélique.
Dans ces jours de persécution où le glaive des tyrans était sans cesse levé sur la tête des enfants de l'Église, où les premiers fidèles, obligés de se cacher pour offrir à Dieu leurs adorations et célébrer les maints mystères, n'avaient d'autre temple que les catacombes qui leur servaient également de lieu de sépulture, donnant chaque jour un dernier asile à quelques-uns d'entre eux, dont les corps sanglants, mutilés et brisés par les tortures y étaient rapportés et pieusement ensevelis par leurs frères ; en ces jours, dis-je, les cloîtres, les monastères n'existaient pas, les vierges n'avaient pour abriter leur innocence d'autre asile que la maison paternelle. Elles vivaient au sein de leur famille, où bien souvent au lieu de trouver des appuis, elles ne trouvaient que des persécuteurs. Mais l'amour dont elles brûlaient pour leur divin Époux était le gardien, le protecteur de leur pureté. Séparées du monde au moins par le cœur, elles vivaient dans la retraite, se préparant par la prière, par la pénitence et par une profonde humilité à la grâce du martyre qu'elles appelaient de tous leurs vœux. Il n'était pas rare de voir alors ces vierges héroïques se dépouiller des immenses richesses dont elles avaient hérité de leurs pères, vendre tous leurs biens, en distribuer généreusement le prix aux pauvres, affranchir leurs esclaves, et tressaillir d'une sainte allégresse alors qu'elles ne possédaient plus sur la terre d'autre trésor que la sainte pauvreté et la sublime indigence du Dieu de la crèche et du Calvaire. Puis après avoir tout donné, elles se donnaient elles-mêmes à l'exemple de leur divin Époux, se dévouant aux services des pauvres, des malades, visitant dans les cachots les confesseurs de la foi, pansant leurs plaies, soutenant leur courage par leurs douces exhortations, passant comme les anges de la terre au milieu d'un monde corrompu qui s'irritait d'une vertu qu'il ne pouvait comprendre, et la persécutait en elles, parce qu'elle condamnait ses vices. Telles furent les vierges des premiers siècles de l'Église.
IIe Point, à cette ère de persécution, mais aussi d'héroïsme, succédèrent enfin des jours plus sereins, où l'Église, après avoir vu tomber sous le souffle vengeur de la justice de Dieu, les persécuteurs et les bourreaux qui s'étaient enivrés de son sang , put respirer en paix sous le sceptre des empereurs chrétiens, et sécher ses larmes en voyant la croix de son divin Époux s'élever triomphante sur les autels des dieux des nations , et les peuples soumis à son doux et pacifique empire, courber leur front devant ce signe du salut et de la rédemption. Ce fut alors que les vierges, cette portion choisie du divin troupeau, ne pouvant plus, comme leurs devancières, aspirer à la gloire de verser leur sang et de mourir pour Jésus-Christ, voulurent au moins jouir du bonheur de ne vivre que pour lui et suppléer au martyre du sang par celui de la pénitence et de l'amour. Comprenant que le lis de la virginité ne s'épanouit dans toute sa beauté que dans la solitude et la retraite, que l'air du monde est funeste à l'innocence, et que les plus solides vertus se brisent souvent au souffle brûlant de ses passions, elles demandèrent à l'Église des asiles, où elles purent abriter leur innocence et leur faiblesse. Bientôt de nombreux monastères s'élevèrent de toutes parts ; des essaims de vierges vinrent s'y réfugier, se groupant avec bonheur autour des autels de leur divin Époux, comme des gerbes de fleurs dont les suaves parfums ne s'exhalaient que pour lui et embaumaient leur solitude.
Nous venons de le dire , il faut la solitude à l'innocence, pour qu'elle se conserve dans toute sa pureté ; cette fleur si belle, mais si délicate, se flétrit vite au contact du monde ; mais il faut également la solitude à l'âme blessée des traits du divin amour ; le trait qu'elle porte dans son sein la lui fait aimer et rechercher. Elle souffre, elle languit dans le monde comme une plante privée d'air et de soleil. Il lui faut la retraite pour se livrer sans en être distraite, aux saintes ardeurs qui la dévorent. Tout ce qui n'est pas Jésus, tout ce qui ne se rapporte pas à lui, la fatigue et lui déplaît. Elle veut ne penser qu'à lui, ne voir que lui, n'être vue que de lui. Les conversations lui sont à charge, le bruit l'importune, il trouble son entretien avec son bien-aimé. Elle veut le silence pour ne parler qu'à lui, pour n'écouter et n'entendre que lui. Elle sait que c'est dans la solitude qu'il parle au cœur de ses épouses, et elle veut que tout se taise, que tout fasse silence en elle et autour d'elle, pour ne perdre aucune de ses douces et divines paroles.
D'après cela, il nous est facile de comprendre pourquoi les âmes qui ont le plus aimé Jésus ont fui le monde, et pour faire un éternel divorce avec lui, sont allées chercher dans les cloîtres un abri contre ses séductions et ses dangers, heureuses de consacrer à Jésus leur jeunesse, leur beauté, leur vie tout entière, de renoncer pour lui à toutes les joies, à toutes les espérances de la terre, n'aspirant qu'à être oubliées, méconnues de tous, et ne demandant pour prix de tous leurs sacrifices que le bonheur de voir croître et se développer de plus en plus en elles le feu du divin amour.
Que de vertus ont fleuri dans ces pieux asiles ! Combien de vierges, comme des holocaustes vivants, s'y sont consumées à la gloire de leur divin Époux ! combien de pures et innocentes victimes s'y sont immolées volontairement par le long et laborieux martyre de la pénitence pour le salut de leurs frères. Combien d'âmes enfin y ont pris leur vol vers le ciel, s'élevant jusqu'aux chœurs des séraphins dont elles partageaient les brûlantes ardeurs. Ah ! l'éternité et ses ravissantes révélations nous feront seules connaître la vie de ces anges de la terre, l'héroïsme de ces sacrifices accomplis sous le seul regard de Dieu. De ces obscurs et sublimes dévouements, qui tant de fois arrêtèrent le bras de la justice divine et préservèrent le monde de ses redoutables châtiments. Seules aussi elles nous dévoileront la tendresse du cœur sacré de Jésus pour ses épouses privilégiées, l'amour avec lequel il répondit à leur amour, les grâces de choix dont il les combla, les saintes profusions de sa libéralité envers elles, les doux et divins épanchements de son cœur dans le leur, la douceur de ses célestes consolations et les inénarrables délices dont il récompensa leur générosité et leurs sacrifices. Oui, toutes ces saintes vierges trouvèrent même dans ce monde, plus de bonheur dans leur amour pour Jésus et dans les sacrifices qu'elles s'imposaient pour lui, que les mondains n'en trouveront jamais dans l'enivrement de leurs fêtes et de leurs plaisirs. Les joies du ciel qui enivraient leur âme, leur faisaient trouver plus de délices dans le jeûne et les rigueurs de la pénitence, qu'ils n'en trouvent dans leurs somptueux banquets et dans la satisfaction qu'ils accordent à tous leurs sens, à tous leurs désirs. La pauvreté était pour elles un trésor plus précieux que ceux que poursuivent avec tant de peines les ambitieux avides de richesses ; et leur indigence, leur dénuement les faisaient jouir de cette paix profonde que ne goûteront jamais les âmes qui possèdent avec attache les biens périssables de la terre. Enfin elles trouvaient plus de gloire réelle dans les humiliations, plus de plaisirs vrais dans la croix et dans les souffrances endurées pour l'objet divin de leur amour que les âmes orgueilleuses et sensuelles n'en trouvèrent jamais dans les honneurs dont se repaît leur orgueil, et les coupables jouissances que leur procurent leurs honteux plaisirs.
Interrogez les Gertrude, les Claire, les Agnès, les Thérèse, toutes vous répondront qu'elles ont déjà trouvé le ciel sur la terre, que leur solitude est pour elles un paradis de délices qu'elles n'échangeraient pas contre les lambris dorés du palais des rois ; que le monde ne possède rien qui puisse les satisfaire et que les biens dont il peut disposer sont trop peu de chose pour satisfaire jamais une âme immortelle, pour arrêter même un seul instant les regards de celle qui a compris la valeur des biens éternels. Demandez à Claire, à cet ange de la terre, à laquelle le séraphin d'amour semble avoir donné la moitié de son âme si brûlante d'amour pour Dieu, si éprise de la sainte pauvreté de Jésus ; demandez-lui si, dans l'obscurité de sa retraite, elle regrette les brillantes alliances auxquelles elle a renoncé pour son divin Époux ; demandez-lui si elle se lasse de la rigueur de sa pénitence et de ses austérités. Pour toute réponse, elle pressera le crucifix sur ses lèvres et sur son cœur, en répétant ce cri sublime que ne se lassait pas de faire entendre son séraphique père. Mon Dieu ! mon tout ! Voyez la jeune Agnès, son angélique sœur, arrachée de force de sa solitude chérie, témoigner par ses prières et par ses larmes l'amour qu'elle a pour elle, et délivrée par la puissance de son divin époux, des mains de ses persécuteurs, rentrer avec plus de bonheur dans son humble retraite, qu'une reine rentrerait dans le palais de son époux, après en avoir été bannie. Voyez encore la sainte réformatrice du Carmel, blessée au cœur par le dard embrasé d'un séraphin, languir sous l'impression de cette mystérieuse blessure, qui lui cause à la fois d'incompréhensibles douleurs et d'inénarrables joies. Entendez-la s'écrier qu'elle meurt de regret de ne pouvoir mourir. Déjà elle semble ne plus appartenir à la terre, déjà elle s'élance vers le ciel et semble l'habiter par l'ardeur de son amour, et il faut un miracle pour retenir sa grande âme dans son faible corps exténué par de continuelles infirmités et l'austérité de sa pénitence. Voyez-la enfin ne trouver de soulagement à son martyre d'amour, que dans les souffrances dont elle ne peut se rassasier et dans les travaux auxquelles elle se livre pour la gloire de son bien-aimé.
Ailleurs c'est Madeleine de Pazzi, émule de Thérèse en courage, en générosité comme en amour, qui trouve tant de bonheur, tant de joies et de délices dans la croix de son divin Époux, que s'oubliant elle-même pour ne songer qu'à sa gloire , elle semble préférer, dans son sublime et héroïque délire, le bonheur de souffrir pour lui et s'écrie : Toujours souffrir et ne jamais mourir. Et parmi toutes ces saintes vierges, pourrions-nous passer sous silence l'humble vierge qui est à la fois la gloire de l'Église et celle de notre diocèse. Digne fille de saint François de Sales et de sainte Chantal, la bienheureuse Marguerite-Marie sera à jamais l'honneur et une des plus pures gloires de cet ordre de la Visitation, dont les membres édifient la terre et peuplent le ciel. Fleur d'innocence et de pureté, Marguerite-Marie mérita par sa profonde humilité, par son ardent amour, de devenir l'épouse bien-aimée du cœur adorable de Jésus et d'être l'apôtre de cette dévotion destinée à régénérer et à sauver le monde. Elle aussi, douce et sainte victime, s'immola tout entière à la gloire de son divin Époux ; avide de pénitence, plus avide encore d'humiliations et de souffrances, elle ne trouva de bonheur qu'à être méprisée, de joies que dans la croix dont elle fut insatiable, n'aspirant qu'à se consumer lentement, comme un holocauste d'amour, à la gloire de celui qui lui avait révélé son cœur et tous les trésors de miséricorde et de charité qu'il renferme.
IIIe Point. Si la virginité est une fleur qui s'épanouit difficilement dans toute sa beauté au milieu du monde, si elle est exposée à des dangers et à des orages dont la solitude la met à l'abri, Dieu, pour montrer la puissance et la force de sa grâce, a voulu que des lis d'une innocence et d'une pureté admirables croissent et s'épanouissent dans une magnifique floraison, au milieu des ronces et des épines dont le péché et les passions couvrent la terre. Partout Jésus a choisi ses élus et ses épouses privilégiées, partout il a su les défendre, les préserver et les couvrir de la toute puissante protection de son cœur. Plus les dangers qui les environnaient étaient nombreux, plus aussi il redoublait de soins et de sollicitude pour elles ; plus la vertu leur était difficile, plus il multipliait ses secours et ses grâces, voulant par la sainteté et l'exemple des héroïques vertus de ces âmes d'élite, condamner les désordres et la turpitude du monde, et prouver à tous que la sainteté est possible dans tous les états.
Qui fut plus que sainte Catherine de Sienne, favorisée des grâces de prédilection du chaste Époux des vierges ? Peu de saintes s'élevèrent à un aussi haut degré de perfection , de sainteté et surtout d'amour que celui où parvint cette héroïque amante de l'agneau divin, et cependant ce fut dans le monde qu'elle parvint à cette éminente sainteté. Elle appartenait, il est vrai, au Tiers Ordre de saint Dominique dont elle pratiquait la règle ; mais les grilles d'un cloître n'abritèrent pas son innocence et ne la séparèrent pas du monde. Les premières années de sa jeunesse s'écoulèrent au sein de sa famille, où elle éprouva des persécutions domestiques, qui au lieu d'atteindre le but que se proposaient ceux qui les lui faisaient subir, ne servirent qu'à développer sa vertu, et à l'attacher plus fortement à celui qu'elle avait choisi pour l'unique part de son héritage. Puis, quand ses parents la laissèrent libre de suivre son attrait et de servir Dieu comme elle le désirait, on vit cette vierge héroïque dont la vie ressemblait plus à celle des anges qu'à celle d'une créature mortelle, embrasée à la fois de l'amour de Dieu et celui du prochain, se livrer avec une ardeur infatigable à toutes les œuvres de zèle, embrassant dans sa charité et les besoins du corps et les misères de l'âme, et s'efforçant de secourir les unes et les autres. Soigner les malades les plus abandonnés, panser leurs plaies les plus répugnantes étaient un bonheur pour l'humble vierge qui tenait à honneur de se faire la servante de ceux qu'elle regardait comme les membres souffrants de son divin Époux, sans que l'ingratitude dont ses soins furent souvent payés, parvînt jamais à altérer sa douceur et à lasser sa charité. Combien d'âmes n'arracha-t-elle pas à l'enfer ? Sa douce éloquence entraînait tous les cœurs, et les pécheurs les plus endurcis ne pouvaient résister à la douceur et à la force de ses pressantes exhortations. Mêlée par l'ordre de la Providence à toutes les affaires religieuses de son siècle, Catherine, par sa prudence et sa sagesse, rendit, d'importants services à l'Église, et par ses soins et ses prudentes négociations rouvrit les portes de Rome à son Pontife et son roi. On peut dire de cette céleste vierge comme de son céleste Époux, qu'elle passa sur la terre en faisant le bien, et que sa courte vie fut pleine de bonnes œuvres et riche de mérites. Nous voyons encore Rose de Lima, cette fleur de sainteté qui la première s'épanouit sur le sol du nouveau monde, et l'embauma du suave parfum de ses héroïques vertus, se sanctifier elle aussi au sein de sa famille, vivre au milieu du monde comme n'y vivant pas , mépriser ses vanités, son luxe, refuser de prendre part à ses fêtes et à ses plaisirs, dédaigner les hommages que lui attiraient sa beauté remarquable, et refuser, malgré les pressantes sollicitations de ses parents, l'offre des plus brillantes alliances, pour rester fidèle à celui auquel elle avait consacré sa virginité et donné tout son amour. La pauvreté, la croix de Jésus furent ses plus chers trésors, et malgré son innocence elle se livra à des macérations dont le seul récit fait frémir. Puis, comme sainte Catherine de Sienne qu'elle avait choisie pour patronne et pour modèle, elle mourut à la fleur de son âge emportant au ciel le lis éblouissant de son innocence, et la glorieuse palme de son martyre d'amour.
Le nouveau monde nous offre encore Marianne de Jésus surnommée le lis de Quito, qui fut elle aussi un ange de pureté et d'innocence. Comme Rose de Lima, elle vécut au sein de sa famille, se livra comme elle à d'incroyables austérités, aima Jésus sur la terre comme les Séraphins l'aiment dans le ciel, et mourut martyre de la charité, s'étant offerte à Dieu comme victime, pour obtenir la cessation d'un fléau qui décimait les habitants de sa ville natale. Il serait trop long d'énumérer toutes les vierges qui se sont sanctifiées dans le monde. Le mariage lui-même a souvent couvert de ses voiles des vierges aussi pures que celles qui se cachent dans la solitude des cloîtres. Sainte Delphine et saint Elzéar, comte d'Ariane, vécurent comme des anges dans une union toute céleste, rivalisant ensemble d'amour pour Jésus, de zèle pour sa gloire et de charité pour ses membres souffrants. Ces saints époux eurent de nombreux imitateurs, ils en trouvèrent jusque dans les palais et sous la pourpre des rois, dont les exemples prouvèrent au monde que la grâce de Dieu est plus forte que toutes ses séductions, et qu'il n'est pas d'état et de lieu où l'on ne puisse, quand on le veut d'une ferme volonté, parvenir à la plus éminente sainteté.
Mais pourquoi l'amour divin semble-t-il avoir été si facile et si naturel aux vierges ? Ah ! c'est que plus une âme est pure, plus Dieu la recherche et s'abaisse vers elle, plus elle a de capacité pour aimer, plus elle s'attache facilement à l'objet seul véritablement beau, seul véritablement pur, et l'amour divin, en s'allumant dans le cœur vierge qui se livre à lui, loin de le rétrécir, de le dessécher, le dilate , l'agrandit, l'élève, l'ennoblit et donne à ses facultés aimantes une nouvelle et immense étendue. Et puis la reconnaissance augmente sans cesse l'amour des vierges pour leur divin Époux ; elles savent qu'elles ont été choisies par lui pour être élevés à la dignité de ses épouses avant de le choisir elles-mêmes. Elles se rappellent les recherches divines par lesquelles il les prévint, les douces et précoces insinuations de sa grâce qui les préservèrent du vice, et leur inspirèrent de bonne heure tant d'estime et d'amour pour la plus aimable et la plus belle des vertus. Elles savent enfin que Jésus les aime infiniment plus qu'elles ne pourront jamais l'aimer, qu'il les aime avec le cœur et l'amour infini d'un Dieu ; elles connaissent les tendresses de ce divin amour par une douce expérience, elles en jouissent comme d'un bien qui leur appartient en propre, et n'ayant pour le payer de retour, que le cœur si étroit et si borné de la créature ; elles veulent au moins que ce cœur tout entier soit à Jésus, qu'il y règne en souverain maître , et qu'aucune créature ne puisse jamais lui en disputer la propriété et le partager avec lui.
Aimons, estimons cette vertu céleste qui égale l'homme aux anges et le fait en quelque sorte participer à ses privilèges. Quel que soit notre état, soyons chastes de corps, d'esprit et de cœur ; mais si Dieu nous a élevées à la dignité de ses épouses, si dociles à l'appel de l'Époux céleste, nous avons choisi Jésus pour la part de notre héritage, souvenons-nous que nous appartenons à un époux jaloux, que la moindre infidélité blesse son divin cœur, qu'il s'irrite du moindre partage et que, de même qu'il se donne à nous sans réserve, il veut également qu'il n'y en ait aucune dans le don que nous lui faisons de nous-mêmes. Jésus est fidèle et demande de ses épouses une égale fidélité. Ne reprenons donc pas ce que nous avons donné. C'est, hélas ! si peu de chose ; mais regrettons de n'avoir à offrir à Jésus qu'un cœur pour l'aimer, qu'une vie pour la lui consacrer.
Souvenons-nous encore que nous portons dans un vase bien fragile, un trésor bien précieux, le moindre choc peut le briser, et plus ce trésor est précieux, plus nous avons d'ennemis qui le jalousent et s'efforcent de nous le ravir. Veillons donc avec le plus grand soin à sa conservation, soyons simples comme la colombe, mais prudents comme le serpent. Veillons sur nos sens, comme sur les portes par lesquelles la mort peut entrer dans notre âme, mais veillons surtout sur les affections de notre cœur, n'oublions pas que celles qui, dans le principe nous paraissent et sont en effet innocentes, peuvent devenir coupables, si dès le principe nous n'y prenons garde ; il ne faut souvent qu'une étincelle pour produire un incendie. Il n'eût fallu qu'un léger effort pour éteindre l'étincelle, mais plus tard il est bien difficile pour ne pas dire impossible d'arrêter les progrès de l'incendie et d'empêcher ses ravages. Enfin, défions-nous de nous-mêmes et confions à l'humilité la garde de notre trésor. La virginité n'est en sûreté que sous la sauvegarde de l'humilité, et séparée d'elle elle ne saurait être agréable à Dieu. Les anges déchus étaient purs, mais l'orgueil les a rendus un objet d'horreur à ses yeux ; il les détournerait de même avec dégoût de la vierge orgueilleuse qui se glorifierait de sa vertu et ne se défierait pas de sa faiblesse.
PRIÈRE
0 Jésus, chaste époux des vierges, vous qui vous reposez avec délices au milieu des lis de l'innocence et de la pureté. Vous qui faites votre demeure de l'âme pure, qui l'enrichissez des biens les plus précieux, qui vous plaisez à lui découvrir tous les secrets de votre cœur et à l'enivrer des joies de votre amour. Ah ! conservez-nous, nous vous en conjurons, au milieu de ce siècle de corruption, la race des âmes chastes ; multipliez le nombre de vos épouses, que votre cœur adorable soit pour elles l'arche protectrice qui les sauve du déluge d'iniquités dont les eaux fangeuses couvrent le monde. Mais, ô mon Jésus ! inspirez aux vierges cette humilité profonde sans laquelle elles ne sauraient vous plaire. Faites qu'elles se souviennent que ce fut l'humilité de Marie, plus encore que sa pureté, qui vous fit descendre du ciel et vous enferma dans son sein virginal, et que toutes les vierges qui, dans la suite des âges, se sont enrôlées sous la blanche bannière de votre auguste Mère, ont été aussi jalouses d'imiter son humilité que sa pureté. Ah ! donnez, Seigneur, à toutes les âmes que vous avez élevées à la dignité de vos épouses cette humilité profonde qui les rendra toutes puissantes sur votre cœur, afin que semblables à Esther, qui trouva grâce aux yeux d'Assuérus, et sauva son peuple par ses prières et par ses larmes, elles puissent de même, après avoir trouvé grâce devant vous, arrêter votre bras vengeur levé sur les coupables et obtenir le pardon de leurs frères en les couvrant du manteau de leur innocence et de leur charité. Ainsi soit-il.
EXEMPLE.
La bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque, d'une famille honorable, naquit au hameau de Lanthecourt, paroisse de Vesrosvres, diocèse d'Autun, le 22 juillet de l'année 1047. Répondant aux merveilleuses impulsions de la grâce dont elle avait été prévenue, elle entra dès ses plus tendres années dans la voie de la perfection et dirigea les premiers élans de son cœur, tout aimant, vers cette forme de vie intérieure à laquelle elle avait été prédestinée. Encore petite enfant, ayant à peine le discernement de quelque chose, tout son bonheur était de s'entretenir à genoux et les mains jointes avec l'Époux céleste, de lui consacrer son cœur, et de lui vouer sa chasteté virginale. Le Sauveur lui avait inspiré ce vœu au-dessus de son âge. Le désir de plaire à Jésus et la piété envers sa sainte mère, allèrent toujours croissant d'année en année, et l'amour divin qu'alimentait en elle le saint exercice de l'oraison prolongée pendant plusieurs heures, alluma dans son cœur le désir ardent de souffrir pour ressembler à son bien-aimé. Aussi mortifia-t-elle son corps par les jeûnes, les veilles et d'autres austérités , à tel point qu'elle tomba malade, et au milieu des longues vexations qu'elle eut à supporter après la mort de son père, des serviteurs de la maison, elle fixa si bien le regard de son âme sur celui qui est doux et humble de cœur, qu'elle fut bientôt dans la vie du monde un modèle admirable de sainteté.
Étant entrée dans l'ordre de la Visitation Sainte-Marie, au monastère de Paray, qu'elle avait choisi pour être plus complétement séparée de ses proches, elle donna dès le début de sa carrière religieuse une preuve éclatante de sa sainteté, par la pratique de toutes les vertus de la vie parfaite. Alors Jésus-Christ voulut bénir son épouse et achever de la préparer à l'accomplissement de ses desseins par le don d'une oraison plus parfaite, par des colloques intérieurs, et par d'autres grâces de choix. Entre les diverses apparitions dont il daigna l'honorer, la plus célèbre fut celle qui eut lieu un jour qu'elle priait devant le Saint-Sacrement. Le Sauveur se fit voir à elle, et ouvrant sa poitrine, il lui montra son divin cœur tout rayonnant de flammes, et entouré d'une couronne d'épines; il lui ordonna de faire rendre un culte public, à ce même cœur, afin de reconnaître l'amour dont il est embrasé pour nous, et de réparer les injures dont il est abreuvé par l'ingratitude des hommes. Il promettait en même temps les plus grandes grâces à ceux qui répondraient à son désir. L'humble Marguerite hésitait, alléguant son impuissance pour remplir une si grande mission. Mais Jésus la rassura, en lui promettant son assistance et en lui annonçant le succès. Dès lors, pleine de confiance, elle ne vécut que pour cette œuvre : ses sentiments, ses paroles, ses exemples, ses écrits, ses sacrifices de tous les instants n'avaient qu'un seul but, amener toutes les âmes à honorer le divin cœur de Jésus par les hommages intérieurs et extérieurs qu'il avait témoigné devoir lui être agréables. Chose admirable ! elle réussit, malgré toutes les oppositions qu'on lui suscita et auxquelles elle n'opposa que la douceur, l'humilité et une inaltérable patience à inaugurer ce culte, et le Saint-Siège l'ayant approuvé, il se développa progressivement et devint plus tard une institution catholique on ne peut plus salutaire. Le monde entier est là pour l'attester.
Marguerite avait demandé instamment au Seigneur que les faveurs éclatantes dont il la comblait devinssent pour elle une occasion d'être méprisée des hommes. Ses désirs furent pleinement réalisés ; soit au dedans, soit au dehors du monastère, elle trouva sans cesse des contradicteurs qui, se persuadant qu'elle était la triste victime d'une illusion, ou du moins, craignant qu'elle ne le fût, critiquèrent l'esprit par lequel elle était conduite, ou la soumettaient à de dures et continuelles épreuves. Mais tout cela ne servit qu'à faire briller d'une splendeur nouvelle et toujours croissante, l'humilité, l'obéissance, la patience et la charité de la douce vierge. A toutes ses peines vinrent se joindre de graves et longues maladies. Les remèdes indiqués par les médecins ne faisaient que les aggraver, et on lui refusait ceux que le Sauveur, avait prescrits pour sa guérison. Pour elle, toute absorbée dans le cœur divin de Jésus, toute embrasée du feu de son amour, elle n'avait qu'un désir, souffrir encore plus, et souffrir plus cruellement encore.
Elle supportait avec la plus généreuse patience les douleurs de sa dernière maladie, lorsque tout à coup la pensée des jugements de Dieu jeta dans son âme une si vive terreur, que toute tremblante, fondant en larmes et étreignant son crucifix, elle demandait miséricorde. Mais bientôt les consolations célestes vinrent rendre la joie à son cœur. Holocauste du divin amour, consumée par les flammes de la charité plus encore que par la maladie, elle s'envola donc vers son époux, le 17 octobre de l'année 1690, à l'âge de 43 ans. Des miracles sont venus attester la gloire dont elle jouit au ciel, et Pie IX les ayant fait constater selon les formes voulues, a inscrit son nom au catalogue des bienheureux, à la grande joie de toutes les âmes pieuses, le 18 septembre de l'année 1864 (1).
(1) Notice sur la bienheureuse M.-M. Alacoque, par Me- Bouanges, P. A. vicaire général d'Autun.
PRATIQUE.
Éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait porter la plus légère atteinte à la pureté de l'âme et du corps, veiller sur ses sens et sur les affections de son cœur.

SIXIÈME JOUR
AMOUR DES SAINTS POUR LE PROCHAIN.
Je regarderai comme fait à moi-même tout ce que vous aurez fait pour le plus petit des miens.
1er Point. Aimer Dieu par-dessus toutes choses, et le prochain comme soi-même, c'est en cela que se résument toute la loi et les prophètes ; c'est dans l'accomplissement de ce double précepte que consistent la perfection et la sainteté. Celui qui les accomplit parfaitement tous deux est saint ; comme aussi celui qui voudrait les séparer et se contenter d'aimer Dieu sans aimer le prochain, serait dans une grossière illusion qui le conduirait à sa perte éternelle.
Jésus, notre adorable Sauveur, ce type divin de toute perfection et de toute sainteté, que la charité seule avait fait descendre sur la terre, ne s'est pas contenté de recommander la pratique de cette reine des vertus à ses disciples, il leur en a donné l'exemple. Il a fait le premier ce qu'il leur ordonnait de faire. Voyons-le pendant sa vie publique : Quelle bonté pour tous ! quel amour pour les pauvres ! il les console, il les évangélise, il aime à être entouré par eux. Quelle tendre compassion pour les misères humaines ! Elles émeuvent son divin cœur, et il emploie sa toute-puissance à les soulager. Il guérit tous les malades qu'on lui présente, chasse les démons, rend la vue aux aveugles, la parole aux muets, l'ouïe aux sourds. Il ne peut voir couler des larmes sans que sa main les essuie, et la veuve de Naïm, Jaïre et les sœurs de Lazare le virent, pour essuyer les leurs, commander à la mort, et la forcer à leur rendre les objets chéris qu'ils pleuraient. Enfin, avec quelle indulgence, quelle miséricorde ce divin Sauveur n'accueillit-il pas les pécheurs ? Non-seulement il souffre Madeleine à ses pieds, mais il la défend contre les dédains du superbe pharisien, et il accorde à son repentir et à son amour un généreux pardon. Il absout la femme adultère, s'invite lui-même chez Zachée le publicain, élève à l'honneur de l'apostolat un autre publicain, et montre enfin par toute sa conduite qu'il n'est venu sur la terre que pour exercer la miséricorde, la charité et pour sauver les pécheurs.
La charité ! ah ! elle est la vie, la passion dominante du cœur adorable de Jésus. Aussi, comme il la recommande, comme il l'enjoint à ses disciples. Aimez-vous les uns les autres, leur dit-il ; aimez-vous comme je vous vous ai aimés. Mais il veut que leur charité soit universelle, qu'elle s'étende à tous les hommes, même à leurs ennemis. Aimez vos ennemis, leur dit-il, priez pour ceux qui vous persécutent, pardonnez à ceux qui vous ont offensés, comme vous voulez qu'il vous soit pardonné à vous-mêmes. Enfin, Jésus enseigne à ses disciples à ne pas faire consister leur charité dans les sentiments, mais à la manifester par leurs œuvres ; il veut qu'elle soit effective et qu'elle les porte à soulager les misères de leurs frères. Pour leur inspirer une plus tendre compassion pour les pauvres, il se substitue à leur personne et assure qu'il regardera comme fait à lui-même tout ce que l'on fera pour le moindre des siens. Il fait aux œuvres de charité exercées envers eux les plus magnifiques promesses ; et quand il parle du grand jour des justices et des récompenses, de ce jour terrible où il ne viendra plus pour sauver, mais pour juger le monde, où toutes les générations humaines assemblées sur les ruines de l'univers détruit, tremblantes et consternées attendront leur arrêt de vie ou de mort, n'apprend-il pas à ses disciples ce qu'ils doivent faire pour que ce redoutable jugement leur soit favorable, en leur faisant connaître qu'il le basera sur la charité ou la dureté dont chacun aura usé envers ses membres souffrants. En disant aux justes : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais nu, et vous m'avez couvert ; prisonnier, et vous m'avez visité. Tandis qu'il semble qu'il ne maudira les réprouvés et ne les bannira de son royaume et de sa présence, que parce qu'ils auront omis toutes ces œuvres de charité auxquelles il accordera une si magnifique récompense.
Tous les saints ont compris la nécessité de la charité pour le prochain, et jaloux de plaire à leur divin maître, tous se sont empressés de la pratiquer. Aucune œuvre de charité spirituelle ou corporelle qui n'ait été pratiquée par eux. L'amour divin qui remplissait leur cœur, rejaillissait tout naturellement sur leurs frères, et la charité qu'ils exerçaient envers eux n'était qu'un écoulement de ce divin amour. Ils poussaient cette charité jusqu'à l'héroïsme, et leur dévouement allait jusqu'à l'oubli le plus entier d'eux-mêmes, parce que la foi leur faisait voir dans ceux envers lesquels ils l'exerçaient, la personne de Jésus-Christ lui-même. Pleins d'amour, de reconnaissance envers leur aimable Sauveur, ils s'estimaient heureux de pouvoir lui témoigner l'un et l'autre, en lui rendant dans ses membres souffrants une partie des bienfaits dont il les comblait. Aussi, quelle n'était pas leur tendre compassion pour les souffrances des affligés et des malades. Les plaies les plus hideuses, les plus infectes ne les rebutaient pas ; surmontant avec un généreux courage toutes les répugnances de la nature, ils les pansaient et les baisaient même avec un religieux respect, comme ils eussent pansé et baisé les plaies sanglantes de notre divin Sauveur. Quelle ne fut pas encore leur libéralité envers les pauvres ? Avec quelle sainte prodigalité n'ont-ils pas répandu leurs richesses dans leur sein. Combien parmi eux se sont dépouillés de tout ce qu'ils possédaient pour le leur donner. Et ce don ne suffisant pas encore à contenter leur charité, se sont donnés eux-mêmes, consacrant à leur service leur temps, leurs forces et leur vie tout entière.
Exercer la charité était pour ces anges de la terre un besoin si impérieux, que leur vie leur semblait trop courte pour le satisfaire. Aussi, nous voyons presque tous les saints inoculer à d'autres âmes leur soif de dévouement, leur esprit d'abnégation, de sacrifice et de charité, se survivre pour ainsi dire à eux-mêmes par l'institution d'ordres religieux et d'établissements de charité, où les enfants qu'ils ont enfantés à Jésus-Christ perpétuent à travers les âges leurs bienfaits et l'héroïsme de leurs vertus.
Voyez Vincent de Paul, ce saint dont le cœur semblait pétri de tendresse, de compassion, de charité, et dont le nom seul rappelle tout ce que cette vertu a de plus doux et de plus aimable. Né dans une des conditions les plus infimes de la société, sans fortune, sans appui d'abord dans le monde, que n'a-t-il pas fait avec les seules ressources de son zèle et de sa charité ? C'était là le trésor inépuisable où ce pauvre prêtre, si humble, si petit devant les hommes, mais si grand devant Dieu, trouva le moyen d'essuyer tant de larmes, de nourrir tant de pauvres, de donner des mères à tant de milliers d'orphelins, des asiles à tant de pauvres vieillards, des filles tendres et dévouées à la grande famille des infirmes, des malades et de tous les déshérités des biens du monde ; mais si la charité de saint Vincent n'avait pas de bornes, si elle franchissait tous les obstacles, ne se rebutait de rien quand il s'agissait des besoins temporels de ses frères, quel n'était pas son zèle et l'ardeur de cette même charité pour les besoins spirituels des âmes ? Combien de paroisses ont été évangélisées par ses soins, combien de brebis égarées ramenées au bercail du bon Pasteur, combien d'âmes enfin arrachées à l'enfer et rendues à la pratique de la vertu ! On peut dire de cet homme admirable, comme du divin Maître, qu'il a passé en faisant le bien. Le bien qu'a fait cet humble prêtre a immortalisé son nom ; sa gloire est une de celles devant laquelle les hommes s'inclinent avec respect. Il ne l'a pas acquise en la recherchant, mais en la fuyant ; en faisant couler des larmes, mais en essuyant celles qu'il voyait répandre, et en dotant la France et le monde entier des sœurs de la charité, de ces anges de la terre qui, héritières des vertus de leur père, continuent parmi nous sa mission de charité, de zèle, de dévouement, et par leurs bienfaits font partout bénir sa mémoire et son nom.
Voyez encore saint Pierre Nolasque, saint Raimond de Pennafort, instituteur de l'ordre de la Rédemption des captifs, quêter de porte en porte le denier qui doit payer la rançon des malheureux tombés au pouvoir des infidèles, grossir chaque jour avec une sainte avarice ce trésor de la charité, le grossir au prix des plus dures privations, des plus rudes sacrifices, pour traverser les mers, pour aller parmi les sectateurs de Mahomet briser les fers de ces pauvres captifs. Voyez-les pénétrer dans leurs cachots, semblables aux anges de l'espérance et de la consolation, annoncer à ces malheureux qui gémissaient dans un dur esclavage, que leurs maux sont finis et qu'ils vont être rendus à leur patrie, à leurs familles qu'ils n'espéraient plus revoir. Voyez ces infortunés arroser de larmes brûlantes les mains généreuses qui venaient de briser leurs fers et de payer leur rançon. Entendez leurs voix bénir leurs libérateurs. Mais voyez aussi le sombre désespoir, la douleur de ceux qu'ils ne peuvent racheter. Que feront les saints ? ils n'ont plus rien, leur bourse est vide, ils ne peuvent plus que mêler leurs larmes à celles de leurs malheureux frères. Ah ! je me trompe, il leur reste un trésor qui ne s'épuise jamais, la charité. Ils n'ont plus d'or, plus d'argent à offrir à la cupidité des Musulmans ; mais ils sont libres,et leur liberté ils la leur vendent pour obtenir celle de leurs frères, heureux de leur conserver à ce prix et la vie du corps et celle de l'âme, en les arrachant à la tentation de renoncer à leur foi pour obtenir la liberté.
IIe Point. Si la charité des saints a été si tendre, si compatissante pour les misères temporelles de leurs frères ; si elle leur a fait entreprendre tant et de si grandes choses pour les soulager, combien cette charité n'a-t-elle pas été plus tendre et plus compatissante encore, quand il s'est agi des misères spirituelles du prochain ! Plus les saints aimaient Dieu, mieux ils comprenaient le malheur d'une âme que le péché a séparé de son premier principe et de sa dernière fin. Plus la lumière divine éclairait leur âme, mieux ils comprenaient le mal du péché, l'injure qu'il fait à Dieu, plus leur zèle s'enflammait pour l'extirper des âmes ; rien ne leur coûtait pour atteindre ce but, et ils eussent voulu, au prix de mille vies, pouvoir le bannir de la terre. Au souvenir de tout ce que le salut des âmes a coûté à notre adorable Sauveur, leurs cœurs s'enflammaient d'une sainte ardeur ; rien ne leur paraissait trop pénible pour empêcher que les fruits de la rédemption fussent anéantis pour leurs frères. Comme Jésus, ils avaient soif du salut des âmes, et pour en sauver une seule, ils n'eussent pas hésité à sacrifier leur santé, leurs forces et jusqu'à leur vie.
Connaître, aimer Dieu, c'était trop peu pour les saints ; ils voulaient encore le faire connaître et aimer de ceux qui n'avaient pas le bonheur de le connaître et de l'aimer. Gémissant de n'avoir qu'un cœur à donner au Seigneur, ils n'aspiraient qu'à lui en gagner d'autres. Généreux dans leur charité et ne connaissant pas les froids calculs de l'égoïsme, ils voulaient, en gagnant le ciel pour eux-mêmes, le faire gagner aussi aux autres, et comme de vaillants conquérants ne se présenter aux portes du royaume du Roi des rois que chargés d'un riche butin enlevé à ses ennemis, et accompagnés d'une multitude d'âmes arrachées par eux à la tyrannie du prince des ténèbres.
Combien de milliers d'âmes ne doivent pas leur salut à la charité de saint Ignace. Dévoré du zèle de la gloire de Dieu, ce grand saint institue un ordre religieux qui donne à l'Église une vaillante milice, toujours prête à combattre pour elle, à la soutenir et à défendre ses droits. La règle qu'il donne à ses enfants, pleine d'une divine sagesse, a formé et formera jusqu'à la fin des siècles, non pas seulement des hommes savants et érudits dont les travaux et les immortels écrits conserveront au monde les pures et saines lumières de la foi, mais encore des directeurs prudents et éclairés qui conduiront les âmes à la plus sublime perfection, des saints enfin dont les innombrables phalanges iront peupler le ciel.
Mais la charité d'Ignace embrassait l'univers entier. Plein d'une noble ambition, il en rêvait la conquête et voulait le soumettre tout entier à Jésus-Christ. Cet esprit de zèle, cette sublime ambition, il a su l'inoculer à ses enfants, et nous voyons Xavier, son émule et son plus digne fils, traverser les mers, et la croix à la main, s'élancer le premier à la conquête des âmes. Rien n'arrête l'infatigable apôtre, aucun obstacle n'est capable de le décourager, aucune menace ne l'intimide, aucune privation ne lui paraît trop dure quand il s'agit de gagner une âme à Jésus-Christ. Il affronte mille fois la mort, il brave tous les dangers, toutes les fatigues, pénètre dans les pays les plus reculés, vivant de privations, n'ayant de repos que celui qu'il prend dans la prière, évangélisant le jour et passant les nuits aux pieds des autels, n'aspirant à d'autre bonheur qu'à celui de soumettre le monde à Jésus-Christ, n'ayant d'autre ambition que celle de souffrir et de verser son sang pour
Le ciel confirme la mission de l'apôtre des Indes et du Japon, par d'éclatants prodiges, il renouvelle tous les miracles opérés par les apôtres. A sa voix la mer calme les fureurs de ses flots, il rend la santé aux malades, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets. Il commande à la mort et elle rend ses victimes. Aussi les peuples étonnés, subjugués par les bienfaits et la douce éloquence de l'homme de Dieu, reconnaissent la puissance du Dieu que leur annonce Xavier ; ils tombent en foule aux pieds de la croix, et les mains de l'apôtre se lassent à verser l'eau sainte du baptême sur la tête de ces millions d'infidèles qui se pressent autour de lui, réclamant avec instance le bonheur d'être incorporés à la grande famille du Christ. Mais le zèle et l'amour ne disent jamais c'est assez. Heureux de ses conquêtes, Xavier en rêve de nouvelles. Le vaste empire de la Chine excite sa sublime ambition. Il gémit, il s'attriste du malheur de tant d'âmes encore plongées dans les ténèbres de l'idolâtrie, il veut leur porter la lumière de l'Évangile et chasser le démon de cet immense royaume, où il règne depuis tant de siècles. Il s'embarque, et déjà il est en vue des côtes de la Chine; il la salue comme la terre promise où il espère étancher la double soif qui dévore son cœur, la soif des souffrances, du martyre et celle du salut des âmes. Mais Dieu content des travaux de son serviteur, semble jaloux et empressé de les couronner dans le ciel, il veut clore une si belle vie par un dernier sacrifice. L'ange de la mort vient arrêter l'apôtre aux portes de la Chine. Malade, Xavier est déposé sur une plage déserte, dans la cabane en ruine d'un pauvre pêcheur ; seul, abandonné, manquant de tout, il tourne ses yeux baignés de pleurs vers ce royaume qu'il espérait gagner à Jésus-Christ, et meurt en regrettant de le laisser idolâtre.
Mais l'esprit de charité et de zèle ne meurt pas avec Xavier ; cet esprit est l'héritage qu'Ignace a transmis à tous ses enfants. De siècle en siècle des légions d'apôtres se lèvent parmi eux et se montrent, comme leurs Pères, avides de souffrir pour Jésus-Christ, empressés d'arracher les âmes à la tyrannie du démon et de les gagner à Jésus-Christ Soldats intrépides de la sainte milice, toutes les mers ont été traversées par eux, les peuples les plus barbares ont entendu leurs voix leur annoncer la bonne nouvelle du salut, et on peut dire que sur tous les points du globe, la terre a bu les sueurs et le sang de ces généreux apôtres. Le Japon, les Indes, la Chine, l'Afrique, les Savanes et et les forêts vierges de l'Amérique, les îles de l'Océanie, les ont vus et les voient encore apporter à leurs sauvages habitants, avec la lumière de la foi, les bienfaits de la civilisation, partout opérant par leurs exemples, et surtout par la force irrésistible de leur charité des prodiges de conversion, adoucissant les mœurs de ces peuples grossiers et corrompus, détruisant leurs coutumes barbares, changeant enfin ces hommes durs et cruels en hommes doux et pacifiques, et faisant partout bénir et aimer une religion qui ne se révèle que par des bienfaits.
 La charité des saints s'est étendue à toutes les misères de l'âme, elle a trouvé le secret de les secourir toutes et d'offrir des remèdes aux plus désespérées. Là elle a ouvert des asiles au repentir, où la brebis longtemps égarée trouve des mains charitables pour panser et guérir ses plaies, et peut, loin du monde qui l'a perdue, pleurer ses fautes, les expier et recouvrer son innocence perdue. Ici, elle ouvre des écoles où l'enfant pauvre reçoit le bienfait de l'instruction chrétienne et religieuse. Ailleurs, elle ouvre d'autres asiles où la jeunesse vient abriter son innocence , où des anges terrestres veillent sur elle pour la préserver du vice et des séductions d'un monde corrupteur. Enfin le pécheur, cet être d'autant plus malheureux qu'il ne sent pas son malheur, d'autant plus misérable qu'il ne sent pas sa misère, d'autant plus dégradé qu'il se glorifie de sa dégradation, trouve des victimes qui vont s'immoler pour lui. Oui, les cloîtres sont peuplés de vierges innocentes qui n'ont à expier pour elles que les imperfections inhérentes à la faiblesse humaine, et qui cependant se vouent à la plus austère pénitence, pour attirer sur les pécheurs des grâces de conversion et de repentir, et tandis que ceux pour lesquels elles s'immolent, se rient du sublime dévouement des épouses du Christ et demandent avec un insultant mépris : A quoi servent les cloîtres et ces religieux fainéants ? Hosties vivantes elles s'immolent par des expiations volontaires pour les ingrats qui insultent à leur dévouement, et par leurs prières, leurs soupirs et leurs ardentes supplications, elles arrêtent le bras de la justice divine levé sur leurs têtes, et sauvent un grand nombre de pécheurs en leur obtenant le temps de se convertir.
IIIe Point. Cet esprit de charité et d'immolation fut celui de la séraphique Thérèse. Sauver les pécheurs et arrêter par d'incessantes prières et des expiations volontaires les progrès de l'hérésie de Luther et de Calvin, qui désolait alors l'Église en séparant d'elle un si grand nombre de ses enfants, fut le but spécial que se proposa la vierge du Carmel, en entreprenant la réforme de son ordre. Dieu lui révéla qu'elle avait sauvé plus d'âmes par ses prières, ses souffrances et ses larmes, que les missionnaires n'en sauvent par leurs prédications et leurs travaux, et que c'était à elle plus encore qu'à eux que des milliers d'infidèles devaient leur conversion. L'esprit de sainte Thérèse est encore celui de tous ses enfants, et pendant que ses fils spirituels travaillent par leurs prédications à la conversion des âmes et combattent, dans les vastes plaines du monde, les combats du Seigneur, frappant les vices et les passions humaines du glaive de la parole sainte, et terrassant l'erreur et l'impiété par les armes de la foi, ses filles, comme d'autres Moïses, se tiennent sur la montagne sainte les bras élevés vers le ciel, et par leurs prières et leurs sacrifices, obtiennent et assurent les glorieuses victoires de leurs frères.
Mais la charité des saints ne s'est pas contentée de venir en aide à toutes les nécessités spirituelles et temporelles du prochain, ils l'ont pratiquée encore dans ce qu'elle a de plus difficile et de plus héroïque, car ils n'ont pas seulement aimé et assisté ceux qui se montraient touchés et reconnaissants de leurs bienfaits, mais ils ont aimé leurs ennemis et ne se sont vengés de leurs persécuteurs qu'en priant pour eux, de ceux qui ne répondaient à leur dévouement et à leur amour que par des outrages, des calomnies et la plus noire ingratitude, qu'en les aimant davantage, en les prévenant par toutes sortes de bons offices, et quand ils le pouvaient, par de plus grands et de plus nombreux bienfaits.
Voyez saint Étienne, à l'exemple de son divin Maître, il prie pour ses bourreaux, et la prière du généreux martyr expirant sous la grêle de pierres dont l'accablent les mains homicides de ses concitoyens est si ardente, qu'elle pénètre le ciel et obtient à Saul, cette grâce de conversion, qui, de persécuteur des chrétiens, le changera en apôtre et en fera une des colonnes et des gloires immortelles de l'Église. Tous les martyrs de la primitive Église imitèrent ce généreux exemple. Tous prièrent pour leurs persécuteurs et leurs bourreaux ; si quelques-uns les menacèrent de la vengeance divine, ce n'était encore qu'un effet de leur zèle et de leur charité qui auraient voulu la leur faire éviter et ouvrir leurs cœurs au repentir et leurs yeux à la lumière de la foi. Plusieurs parmi eux employèrent le don des miracles que Dieu leur avait accordé à soulager les infirmités, à guérir les maladies des êtres chers à ceux qui inventaient de nouveaux supplices pour les torturer et leur ôter la vie.
Saint Jean Gualbert dut sa conversion et sa sanctification à l'acte de générosité qui le fit renoncer à la vengeance et pardonner à son ennemi. Un de ses frères ayant été assassiné, il jura de venger sa mort en étant la vie à son meurtrier. Or, un jour il rencontra cet homme dans un étroit passage, et jugeant le moment favorable pour accomplir sa vengeance, il tira aussitôt son épée pour en frapper son ennemi. Celui-ci, qui était sans armes, voyant la fuite impossible et la mort inévitable, se jeta aux pieds de Gualbert, et étendant les bras en forme de croix, lui demanda la vie au nom de Jésus-Christ, qui était mort pour les sauver. A cette vue, à ces paroles, le jeune homme attendri laisse tomber son arme, il ouvre les bras au meurtrier de son frère, le relève, l'embrasse, le presse contre son cœur et ne le quitte qu'après l'avoir assuré qu'il n'avait plus rien à craindre de sa vengeance. Après cette éclatante victoire remportée sur lui-même, Gualbert entra dans une église et alla se prosterner aux pieds d'un crucifix, où il pleura amèrement sa faute. Là, la miséricorde divine descendit sur celui qui venait de l'exercer si généreusement envers son frère ; la grâce toucha son cœur et renonçant pour toujours au monde, il se livra à la pénitence et à la pratique des plus héroïques vertus, et devint par la suite fondateur de l'ordre de Valombreuse.
Sainte Catherine de Sienne poussa l'amour des ennemis jusqu'au plus sublime héroïsme. Sa charité l'avait portée à recueillir une malheureuse femme couverte d'ulcères infects et dégoûtants, et qui était abandonnée de tout le monde à cause de l'odeur insupportable qui s'exhalait de ses plaies. La sainte, surmontant toutes les répugnances de la nature, la servait comme une fille eût servi sa mère, pansant, nettoyant ses ulcères, pourvoyant à tous ses besoins, et l'entourant sans cesse des soins les plus tendres et les plus dévoués. Cette misérable, loin d'être touchée de la charité de sa bienfaitrice, conçut contre elle une haine infernale ; elle ne récompensait les soins qu'elle en recevait qu'en l'accablant des plus grossières injures ; elle poussa l'ingratitude et la méchanceté jusqu'à inventer contre la sainte d'odieuses calomnies, qu'elle sut accréditer avec tant d'astuce, que pendant quelque temps elles obscurcirent la réputation de la sainte. Celle-ci, bien plus touchée de l'injure que cette femme faisait à Dieu, que de celle qui lui était personnelle, loin de l'abandonner, ne chercha qu'à triompher de sa haine et à gagner son cœur en lui continuant ses soins et en redoublant pour elle de tendresse et de charité. Puis, quand elle vit qu'elle approchait du terme de sa vie, elle redoubla les prières qu'elle ne cessait d'adresser à Dieu pour obtenir sa conversion. Le Seigneur se laissa fléchir par les ardentes supplications de la charitable vierge, et il accorda à celle qui s'était faite si gratuitement son ennemie, la grâce d'un sincère repentir, qui la porta à réparer ses fautes, en demandant pardon à sa bienfaitrice et en rétractant les calomnies par lesquelles elle avait cherché à flétrir sa réputation.
Si nous voulons partager un jour le bonheur dont les saints jouissent dans le ciel, efforçons-nous d'imiter la charité dont ils nous ont donné l'exemple, soyons leurs imitateurs, comme eux-mêmes l'ont été de Jésus-Christ, et faisons chacun dans notre position tout le Lien qu'il nous sera possible de faire au prochain. Aimons surtout ce prochain comme les saints l'ont aimé ; fermons les yeux sur ses défauts pour ne voir que ses bonnes qualités, supportons-le comme nous voulons qu'on nous supporte nous-mêmes, et sans nous arrêter à ce qu'il y a de défectueux, de répréhensible dans la conduite de nos frères, ne voyons en eux que des âmes créées à l'image de Dieu, rachetées au prix du sang de Jésus-Christ, et qui peuvent encore, alors même qu'elles seraient plongées dans la fange de tous les vices et descendues au dernier degré de la dégradation morale, se relever avec l'aide de la grâce et s'élever par la sincérité de leur repentir et la force de leur amour, bien au-dessus de nous dans le royaume des cieux.
Mais si nous devons aimer tous les membres de la grande famille humaine, il nous est permis cependant d'avoir de la prédilection pour quelques-uns d'entre eux, et cette prédilection doit naturellement se porter sur les plus malheureux, les plus délaissés, sur ceux enfin qui furent les plus tendres objets de celle de notre adorable Sauveur. Aimons les pauvres comme les membres souffrants de Jésus-Christ. Souvenons-nous qu'il se cache en eux comme dans une autre Eucharistie, si je puis ainsi m'exprimer, non plus pour nous donner comme dans le sacrement de son amour, mais pour recevoir de nous, non plus pour nous nourrir, mais pour être nourri par nous, vêtu, logé, consolé, soutenu par nous, nous fournissant ainsi le moyen d'acquitter envers lui la dette de notre reconnaissance en nous assurant qu'il regarderait comme fait à lui-même ce que nous aurons fait pour le moindre des siens. Oh ! qu'il est doux, pour celui qui aime Jésus, de pouvoir le secourir dans ses membres souffrants. La libéralité lui est bien facile quand il pense que c'est à celui dont il a tant reçu qu'il donne ; s'il est riche, il verse abondamment son or dans le sein de son Sauveur en le versant dans celui du pauvre, s'il n'a pas d'or à donner il trouve dans son cœur le trésor de la charité, il donne de l'amour, des soins, des consolations, il se donne enfin lui-même par le dévouement, et cette aumône est d'un plus grand prix devant Dieu que toutes les autres. Heureux celui qui pratique la charité envers les pauvres ; leurs bénédictions attirent sur lui celles de Dieu, et un jour ces indigents, ces déshérités des biens du monde, devenus les riches de l'éternité, viendront recevoir l'âme de leur bienfaiteur à sa dernière heure et l'introduiront dans le royaume éternel qui avait été promis à leur pauvreté.
Ayons encore une ardente charité pour les misères spirituelles du prochain. Efforçons-nous de détourner les âmes du péché et de les porter à Dieu ; aidons par nos conseils celles qui sont tombées à se relever, instruisons les ignorants, consolons les affligés, et efforçons-nous de leur enseigner à sanctifier leurs afflictions par la patience et la résignation. Mais aimons surtout les pécheurs, ayons pour leur profonde misère une tendre et sincère compassion. Cherchons à les ramener à Dieu, par tous les moyens qu'un zèle prudent et éclairé peut inspirer ; que ce zèle n'ait jamais rien d'amer, qu'il soit patient comme est patiente la miséricorde de Dieu, qu'il cherche à seconder les effets de la grâce dans les âmes, mais qu'il se garde de vouloir, par une précipitation indiscrète, les prévenir et les devancer. Il faut savoir attendre les moments de Dieu ; souvent on gâte et on perd tout en brusquant les choses et en voulant aller trop vite. Nous ne pouvons rien sur le cœur des pécheurs sans la grâce de Dieu. Demandons-la lui sans cesse pour eux, prions, ne cessons pas de prier ; par nos supplications, par nos souffrances, par nos sacrifices, le Seigneur se laissera toucher, à l'ardeur et à la persévérance de notre charité. Enfin ne soyons les ennemis de personne, aimons ceux qui se font les nôtres, pardonnons-leur sincèrement le mal qu'ils peuvent nous faire, et si nous le pouvons, vengeons-nous en leur faisant du bien. Cette vengeance est la seule qui soit permise à un chrétien, la seule qui soit douce et à laquelle aspire un véritable disciple de Jésus-Christ.
PRIÈRE
0 Jésus, Dieu d'amour et de charité, vous qui nous avez tant aimés et qui nous avez fait un précepte de la charité fraternelle, mettez dans mon cœur les sentiments que vous me commandez d'avoir pour mes frères, dépouillez-moi de l'égoïsme qui ne m'est que trop naturel, donnez-moi cette charité tendre, compatissante, qui oublie ses propres intérêts, ses propres souffrances, pour ne voir que celles du prochain qu'elle s'efforce de soulager. Cette charité humble qui ne s'enfle point d'un vain orgueil, qui n'exige rien, ne s'offense de rien, qui croit, en un mot, que rien ne lui est dû, ni égards, ni prévenances, ni reconnaissance, et qu'elle doit tout cela aux autres. Cette charité patiente, qui supporte et pardonne tout, qui ne s'irrite ni des mauvais procédés, ni de l'ingratitude de ceux qu'elle oblige et qui ne se venge que par des bienfaits. Donnez-moi enfin cette charité qui croit toujours le bien, qui excuse le mal et s'abstient de le juger ; formez, ô mon Jésus, je vous en conjure, mon cœur sur le modèle du vôtre, comme vous avez formé celui de tous vos saints, remplissez-le de tendresse, de compassion, de miséricorde pour mes frères, afin qu'après l'avoir exercée envers tous, vous puissiez à votre tour l'exercer envers moi et et m'ouvrir les portes de ce royaume de paix où la charité régnera éternellement en souveraine. Ainsi soit-il.
EXEMPLE.
Sainte Élisabeth de Hongrie fut une de ces âmes privilégiées auxquelles la vertu semble naturelle. Fiancée dès son enfance au landgrave de Thuringe, elle fut amenée à la cour de son futur époux dès l'âge de trois ans, et élevée parla princesse Sophie, mère du landgrave. L'amour de Dieu et du prochain paraissait inné dans le cœur de la jeune enfant, et sa piété précoce fut l'heureux présage de l'éminente sainteté à laquelle elle devait parvenir un jour. Elle méprisait les vanités et les parures , ne portaient qu'avec peine celles que son rang l'obligeait à porter et se dépouillait de la couronne de pierreries qui ornait son front, chaque fois qu'elle entrait dans une église, disant qu'elle ne voulait pas paraître avec cette brillante couronne en présence du Dieu qui, par son amour avait porté une couronne d'épines. Elle fuyait les plaisirs de la cour et ne trouvait les siens que dans la pénitence, la prière et les œuvres de charité. Sa conduite irritait la princesse Sophie, qui souvent faisait de durs et humiliants reproches à la sainte enfant, qui les supportait en silence, s'estimant heureuse d'avoir à souffrir quelque chose pour l'amour de Jésus-Christ. Les occasions en étaient fréquentes, car sa belle-sœur, les chevaliers de la cour, cherchaient sans cesse à la ridiculiser, à la mortifier, et s'efforçaient même d'indisposer contre elle son fiancé et de le détourner de l'épouser. La sainteté ne rend pas insensible et Élisabeth sentit vivement toute l'amertume de sa position. Il était triste en effet de se trouver si jeune, sans soutiens, sans amis, sans consolations humaines, loin de sa patrie et privée de la protection paternelle. Elle comprit, malgré sa jeunesse, que Dieu voulait la sanctifier par la croix, et que sa vie ne serait qu'une dure épreuve ; et, se livrant sans réserve à la volonté du Seigneur, elle souffrit en silence, ne confiant ses peines qu'à Dieu et ne versant que dans son sein la douleur qui oppressait souvent son âme.
Cependant le jeune duc ne partageait point les. injustes préventions de sa famille et des seigneurs de la cour contre Élisabeth, il l'aimait comme une sœur et voulut qu'elle devînt son épouse. Le duc Louis avait vingt-quatre ans et Élisabeth en avait treize, lorsque leur union fut bénie par l'Église. Les jeunes époux s'attachèrent tendrement l'un à l'autre. Élisabeth heureuse d'avoir un protecteur et de se sentir aimée mit tous ses soins à plaire à son époux. Comprenant en chrétienne ses devoirs d'épouse, elle obéissait avec empressement à ses moindres volontés, et évitait avec un soin scrupuleux tout ce qui aurait pu contrister son époux bien-aimé ou lui déplaire. Louis, de son côté, ne contrariait en rien sa jeune épouse, lui laissait une entière liberté pour ses exercices de piété et ses aumônes, et n'exigeait d'elle que ce qui était convenable à son rang.
La sainte profila de la liberté que lui laissait son époux pour se livrer plus que jamais à l'exercice de la charité. Elle répandait d'abondantes aumônes dans le sein des pauvres, visitait les malades, pansait les ulcères les plus répugnants, les lépreux eux-mêmes étaient l'objet de sa tendre charité; elle les consolait, nettoyait leurs plaies et ne voyait en eux que les membres souffrants et délaissés de Jésus-Christ. Elle fit bâtir un hôpital où elle allait elle-même, visiter, soigner et consoler les pauvres et les malades qui y étaient admis. Cette charité devint bientôt un prétexte dont les ennemis d'Élisabeth se servirent pour chercher à lui aliéner le cœur de son époux ; ils l'accusèrent auprès de lui de ruiner le royaume par ses prodigalités indiscrètes, et surent si bien donner à leurs calomnies l'apparence de la vérité que le duc se crut obligé de défendre à Élisabeth de continuer ses libéralités. Une famine désolait en ce moment le pays, et le cœur de la sainte souffrait d'autant plus de cette défense que les besoins de ses bien-aimés pauvres étaient plus grands. Aussi se privait-elle de tout, même du nécessaire pour les soulager encore, croyant en cela ne pas contrevenir à la défense de son époux. Un jour, qu'elle leur portait les morceaux de pain qu'elle avait retranchés de sa propre nourriture, pour les leur distribuer, elle fut rencontrée par le duc au moment où elle allait accomplir son œuvre de charité. A la vue de la jeune femme, qui ne pouvait dissimuler le fardeau qu'elle portait dans sa robe, le duc, qui était accompagné de ses courtisans, crut qu'Élisabeth méprisait sa défense, et plein de colère, il l'arrêta et lui commanda durement de lui montrer ce qu'elle portait ainsi caché dans sa robe ; mais Dieu voulut récompenser, par un éclatant miracle, la charité de sa servante, elle ouvrit sa robe qui, au lieu des morceaux de pain qu'elle contenait, se trouva remplie de fleurs d'une beauté et d'une fraîcheur admirable. Nul ne put douter du miracle, car l'hiver sévissait alors dans toute sa rigueur, et ce n'était guère la saison des fleurs. Aussi les détracteurs de la charité de la sainte furent-ils confondus, et son époux rempli plus que jamais d'estime et de vénération pour elle ne s'opposa plus à l'exercice d'une vertu que Dieu lui-même autorisait par des prodiges.
Bientôt une mort prématurée la sépara de cet époux qu'elle aimait uniquement, et cette cruelle épreuve qui brisait son cœur et lui enlevait le seul appui qu'elle eût sur la terre, fut le prélude de toutes celles par lesquelles Dieu allait. achever de sanctifier sa servante. En perdant ses joies d'épouse, Élisabeth trouva bientôt l'abandon et les amères douleurs de la viduité. Libres désormais de la persécuter, ses ennemis ne mirent plus de bornes à leurs calomnies et à leur haine. Les choses allèrent si loin, qu'elle fut honteusement chassée avec ses petits enfants du palais où elle avait régné en souveraine, et réduite à errer avec eux sans asile et sans pain, obligée de mendier et d'implorer de la charité publique un morceau de pain pour apaiser la faim de ses enfants. Elle ne trouva que de l'ingratitude et des outrages dans ses pauvres qu'elle avait tant aimés et si généreusement secourus. Mais loin de se plaindre et d'en vouloir à ses persécuteurs, la sainte leur pardonna du fond du cœur et fil chanter le Te Deum pour remercier Dieu de l'avoir fait participer aux souffrances et aux humiliations de Jésus-Christ.
Dieu, qui voulait qu'Élisabeth connût toutes les douleurs du cœur, permit encore qu'elle fût un peu plus tard séparée de ses enfants et de ses amis les plus chers, et que réduite à une extrême indigence, elle fût obligée de subvenir à ses besoins par le travail de ses mains. Mais la sainte, heureuse d'échanger ses richesses périssables et sa couronne terrestre contre la sainte pauvreté de Jésus-Christ, supporta toutes ces épreuves avec une âme toujours égale ; elle ne perdit rien de son calme, de sa douce gaîté, de son amour pour les pauvres, et fut bientôt un fruit mûr pour le ciel. Sa belle âme s'y envola l'an 1231. Elle était âgée de 24 ans. Au moment de sa mort, les vierges vinrent au-devant d'elle, et on entendit dans les airs un concert de voix célestes qui chantaient avec une ravissante harmonie ce verset de l'office divin : J'ai méprisé pour l'amour de mon Seigneur Jésus - Christ le royaume du monde et tous ses vains ornements.
PRATIQUE.
Aimer les pauvres, voir en eux la personne de Jésus-Christ souffrant, les assister chacun selon ses moyens, sans attendre de reconnaissance et sans se rebuter, si l'ingratitude est la récompense du bien qu'on leur aura fait. 
SEPTIÈME JOUR
HUMILITÉ DES SAINTS. DIEU LES GLORIFIE PARCE QU'ILS SE SONT ABAISSÉS.
Celai qui s'abaisse sera élevé.
Ier Point. Il n'y a pas de vraie vertu, pas de perfection possible sans l'humilité ; elle est la base, le fondement de la sainteté, et l'âme qui veut élever bien haut l'édifice de de sa sanctification, doit creuser les fondements de cet édifice dans une profonde et intime conviction de son néant et de son impuissance à tout bien ; il faut qu'elle ne perde jamais de vue cette triple vérité, qu'elle n'a rien qu'elle n'ait reçu de Dieu ; que d'elle-même elle n'est capable que du mal et qu'elle ne peut faire aucun bien sans le secours de la grâce de Dieu. Il faut qu'elle se persuade enfin que l'humilité doit être la gardienne, la compagne inséparable de toutes les autres vertus ; que séparée d'elle, aucune ne saurait plaire à Dieu, tandis que devant lui elle tient lieu de toutes les autres. Elle est la clef du ciel, elle l'ouvre au pécheur qui se repent de ses fautes et les déplore avec un cœur contrit et humilié, comme elle l'ouvrira au juste qui, loin de se glorifier de ses vertus et du bien qu'il aura fait, reconnaîtra sincèrement qu'il n'est qu'un serviteur inutile ; tandis qu'une âme, eût-elle entassé bonnes œuvres sur bonnes œuvres pendant le cours d'une longue vie, se trouve les mains vides au moment de la mort, si elles n'ont pas été accompagnées de l'humilité et placées sous sa sauvegarde, et par là même est exclue pour jamais de ce royaume de gloire dont la porte est si basse, que les petits et les humbles de cœur peuvent seuls la franchir.
Apprenez de moi à être doux et humbles de cœur, disait à ses disciples Jésus, notre divin Maître et notre adorable modèle. Il ne leur dit pas d'apprendre de lui à faire des prodiges, à commander aux éléments, aux maladies et à la mort, à étonner le monde par la sublimité et l'éloquence de leurs discours. Non, ce n'est pas là ce qu'il leur demande, parce que ce ne sont pas ces choses qui peuvent sanctifier une âme, mais c'est son humilité qu'il veut qu'ils étudient, qu'ils apprennent de lui et qu'ils s'efforcent d'imiter. Toute la vie en effet de ce divin Sauveur, qui venait pour être le médecin de l'humanité , et qui par amour voulut prendre lui-même les remèdes qui devaient la guérir, ne fut qu'un long acte d'humilité, car l'orgueil était la plaie la plus profonde du genre humaine, et il fallait les humiliations, je dirai plus, les anéantissements de l'Homme-Dieu, pour y apporter un remède efficace. Aussi, c'est l'humilité de Marie qui attire le Verbe du Père dans le chaste sein de cette vierge, la plus humble des vierges. C'est l'humilité qui couche l'Enfant-Dieu dans la crèche de l'étable de Bethléem ; c'est elle qui le porte à recevoir sur sa chair innocente, au jour de la circoncision, la marque et comme la flétrissure du péché. C'est elle qui le fait fuir comme un enfant faible et sans défense devant la fureur d'Hérode ; c'est elle encore qui, pendant trente ans, le cache aux yeux du monde dans l'obscur atelier d'un pauvre artisan. Enfin, c'est l'humilité qui lui fait endurer avec une âme égale toutes les ignominies et les hontes de sa douloureuse passion. C'est elle qui lui fait supporter avec une inaltérable patience les outrages qu'il reçoit au tribunal d'Anne et de Caïphe, ceux non moins grands de celui de Pilate, les dérisions de la cour d'Hérode, le supplice ignominieux de la flagellation réservé aux seuls esclaves, l'ascension du Calvaire au milieu de deux malfaiteurs, enfin la mort de la croix, aussi honteuse qu'elle était cruelle. Voilà la vie de Jésus : qu'a-t-elle été autre chose qu'une éloquente et continuelle leçon d'humilité donnée à ses disciples ?
Si nous pénétrons dans l'intérieur du cœur sacré de Jésus, nous trouverons ses sentiments intimes toujours en harmonie avec ses actes. Il fut réellement ce qu'il paraissait au dehors, le plus humble des hommes. Saint de la sainteté de Dieu même, orné des dons les plus excellents de la nature et de la grâce, la sainte humanité du Sauveur reconnaissant qu'elle tenait tous ces biens de son union avec le Verbe, et comprenant la distance infinie qui sépare la nature divine de la nature humaine, qui s'étaient unies en lui pour ne faire qu'une seule personne, qui est la personne du Fils 'unique de Dieu, la sainte humanité de Jésus se tenait toujours devant Dieu dans un état continuel d'humiliation et d'anéantissement, reconnaissant qu'elle n'avait rien qu'elle n'ait reçu de lui. Puis Jésus ne se regardant que comme la caution des pécheurs, ne paraissait en la présence de son Père que chargé de la confession du péché et comme la victime qui devait un jour l'expier.
Est-il étonnant après cela que Jésus ait recommandé à ses disciples la pratique d'une vertu qu'il pratiquait le premier d'une manière si admirable ; qu'il leur ait sans cesse inculqué sa nécessité dans ses discours et dans ses leçons, leur répétant à chaque instant que celui qui voulait être le premier dans son royaume, devait être le dernier, le plus petit parmi ses frères ; qu'il fallait ici-bas choisir partout la dernière place, afin d'être appelé à occuper une des premières et des plus élevées du ciel. Enfin combien de fois ne leur a-t-il pas dit dans les termes les plus formels, que celui qui s'élèverait serait abaissé, tandis que celui qui s'abaisserait serait exalté.
Tous les saints ont été dociles aux leçons du divin maître; tous ont compris la nécessité de l'humilité pour le salut, et se sont efforcés d'imiter les exemples que notre adorable Sauveur nous en a donnés. Mais la plus parfaite imitatrice de l'humilité du Sauveur fut sans contredit son auguste Mère, Marie, la glorieuse reine des saints. Conçue sans péché , comblée des dons les plus précieux de la grâce, bénie entre toutes les pures créatures, Marie a rapporté constamment et fidèlement à Dieu la gloire de tous ses dons, sans rien retenir pour elle, et elle n'a mérité de devenir la première de toutes les créatures que parce qu'elle s'est crue et s'est faite elle-même la dernière. Que fait cette humble vierge au moment où l'ambassadeur céleste courbant devant elle son front immortel, la salue comme étant pleine de grâces, et s'abaisse devant sa grandeur en lui annonçant que le Très-Haut attend son consentement pour l'élever à la plus haute, à la plus sublime de toutes les dignités, en la choisissant pour être la mère de son propre Fils. Ce qu'elle fait, ah ! elle s'anéantit en elle-même, elle recule devant Dieu jusqu'au ' centre de son néant, reconnaît qu'elle n'est que la servante du Seigneur. C'est le seul titre qu'elle veuille prendre, le seul qu'elle croie lui convenir, et cela, au moment même où l'ange du Seigneur lui décerne celui de Mère de Dieu, et on peut dire avec vérité que l'humilité de Marie est un poids si puissant, qu'il abaisse Dieu vers elle et attire le Verbe dans son chaste sein.
Devenue Mère de Dieu, Marie ne partage pas seulement les sentiments d'humilité de son divin Fils, elle est associée à toutes ses humiliations et les partage toutes avec lui. Rebutée par les habitants de Bethléem, la Vierge immaculée enfante son Fils dans une étable, et auprès de la crèche elle partage les premières humiliations de l'Enfant-Dieu, en se confondant avec les mères ordinaires et en s'assujettissant à une cérémonie qui ne l'obligeait en aucune manière. Avec Jésus elle fuit en Égypte, avec lui elle se cache à Nazareth. Au temps de sa vie publique, elle le suit, elle veut le voir, l'entendre toujours, mais confondue dans la foule de ses auditeurs. Puis au jour de ses opprobres et de ses ignominies, elle en revendique sa part ; à sa suite elle gravit la montée du Calvaire, elle vient se placer au pied de son gibet, heureuse d'être reconnue là, non comme la la mère d'un Dieu, mais comme la mère d'un condamné que les chefs de la nation ont reconnu comme un imposteur et puni comme tel. Elle veut, l'humble Vierge, que la honte du fils rejaillisse sur la mère, car son cœur a soif d'épuiser avec celui de Jésus le calice amer de la douleur et des humiliations.
Ah ! si Marie occupe aujourd'hui le trône le plus élevé du ciel ; si elle est reine au séjour de la gloire; si tout genou fléchit devant elle, au ciel, sur la terre et dans les enfers, c'est que les promesses divines s'accomplissent pour elle : Dieu l'élève, parce qu'elle s'est abaissée, et son élévation est proportionnée à ses abaissements. Elle voit à ses pieds toutes les hiérarchies célestes, et bien au-dessous du sien, tous les trônes des saints. Elle entend toutes les générations humaines exalter ses grandeurs, la bénir et chanter ses louanges ; elle voit l'Église enfin lui élever par tout l'univers des temples et des autels, et tous les enfants de l'Épouse du Christ, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, implorer avec larmes sa protection, son intercession auprès de son divin Fils, et tous les jours la saluer avec l'ange, lui répétant avec amour qu'elle est pleine de grâces et bénie entre toutes les femmes. Oui, Marie est exaltée au-dessus de toutes les créatures, parce qu'elle les surpasse toutes en humilité ; elle est exaltée au ciel, où Jésus a placé son trône sur les marches du sien, où sa gloire rejaillit sur elle et l'environne d'un vêtement de lumière, de même que les opprobres et les humiliations du Calvaire la couvrirent autrefois de honte et d'ignominies. Il l'exalte enfin, en lui donnant sur son divin cœur une toute-puissance suppliante et en ne refusant aucune de ses demandes ; elle est exaltée sur la terre, où toutes les générations humaines publient tour à tour ses grandeurs et ses bienfaits. Enfin elle est exaltée jusque dans les enfers, par la terreur qu'elle y inspire, et les légions infernales soumises à l'empire de Satan tremblent et reculent jusqu'au fond de leurs brûlants abîmes au seul nom de l'humble Vierge, dont l'humilité a vaincu le roi des orgueilleux et anéanti sa puissance.
IIe Point. Tous les saints ont marché sur les traces de Jésus et de Marie, tous ont imité leur humilité. Pleins de mépris pour eux-mêmes, ils se tenaient devant Dieu dans le sentiment d'une profonde et continuelle humiliation, loin de s'estimer quelque chose, ils s'étonnaient que la terre pût les supporter et que toutes les créatures ne se tournassent pas contre eux pour venger les outrages qu'ils croyaient avoir faits à leur créateur. Les plus légères fautes, les moindres imperfections, leur paraissaient des crimes qu'ils pleuraient avec des larmes amères et qui entretenaient en eux les sentiments d'humilité dont leur âme était pénétrée. On s'étonne parfois, en lisant leurs écrits, des termes dont ils se servent en parlant d'eux-mêmes, se traitant comme les plus grands pécheurs pourraient le faire, et estimant de grands crimes leurs légères imperfections. Mais ces sublimes exagérations n'étaient à leurs yeux que l'expression de la vérité. Ils voyaient leurs fautes, leurs imperfections à la lumière de Dieu, et les grâces qu'ils avaient reçues de ce Dieu de bonté donnaient pour eux à ces fautes, quelque légères qu'elles fussent en elles-mêmes, un caractère d'ingratitude et de gravité que n'avaient pas à leurs yeux les fautes énormes des plus grands pécheurs, qui, n'ayant pas reçu autant de grâces, leur paraissaient moins coupables qu'eux. 
Pénétrés de ces sentiments, ce n'était pas assez pour les saints de se mépriser eux-mêmes, ils voulaient encore être méprisés par les autres, et ne souhaitaient rien plus ardemment que tout le monde les crût ce qu'ils croyaient être. Aussi les louanges leur étaient-elles un supplice et l'estime qu'on accordait à leur vertu la plus rude peine qui pût leur être infligée. Loin d'exiger des égards, des prévenances, ils s'estimaient heureux d'être oubliés, méprisés, de voir les autres leur être préférés, et avec la pensée que rien ne leur fût dû, ils croyaient tout devoir à autrui ; sachant enfin que l'humiliation est la pierre de touche de l'humilité , ils en étaient avides, la regardaient comme une des plus grandes grâces qui pût leur être accordée ; ils la demandaient à Dieu par de ferventes et continuelles prières, faisaient tout ce qui dépendait d'eux pour se la procurer, et quand elle leur était accordée, ils s'en réjouissaient et savouraient avec délices tout ce qu'elle a de plus amer et de plus crucifiant pour la nature. Saint Jean de la Croix, cet ange terrestre couronné d'austérités, épuisé de travaux entrepris pour la gloire de Jésus, étant un jour interrogé par ce divin Sauveur, qui lui demandait quelle récompense il désirait qu'il lui accordât pour prix de tout ce qu'il avait fait pour lui, il lui fit cette sublime réponse qui le peint tout entier. Seigneur, accordez-moi la grâce de souffrir et d'être méprisé pour vous. C'était là la seule récompense qu'il ambitionna, la seule qui pût satisfaire son humilité : Jésus ne la lui refusa pas, et il permit que ce pain de l'humiliation qui nous paraît si amer et que nous repoussons avec tant d'horreur, fût abondamment rompu à son fidèle serviteur.
Cette maxime de l'Imitation : Aimez à être caché, à être compté pour rien, contre laquelle notre amour-propre se récrie tous les jours, et dont la pratique nous semble si difficile, a été non pas seulement goûtée, mais admirablement acceptée par les saints. Tous ont aimé la vie cachée, tous ont désiré sincèrement être oubliés, méconnus, comptés pour rien dans le monde, et nous les voyons mettre autant de soin à cacher, ce qui pouvait leur attirer les regards et l'estime des hommes, que les orgueilleux en mettent à fixer l'attention sur eux et à s'attirer des louanges. Ils avaient en horreur la gloire humaine et la fuyaient comme d'autres la recherchent, enveloppant autant qu'ils le pouvaient sous le voile impénétrable de leur humilité, leurs vertus, leurs bonnes œuvres, la noblesse de leur extraction, et ne cherchant à faire paraître que ce qui pouvait les abaisser, les avilir devant les hommes et devenir pour eux un sujet d'humiliation.
En se dévouant à Jésus-Christ les saints se dévouaient aussi à une vie d'humiliation, et si la providence les avait fait naître dans une position élevée, leur étude constante était d'oublier et de faire oublier ce qu'ils avaient été dans le monde. Voyez François-Xavier : à peine est-il converti que la soif des humiliations s'allume dans son âme et que rien désormais ne pourra plus l'étancher. Aussi se fait-il le serviteur des pauvres et des malades, il les visite dans les hôpitaux, les console, panse de ses propres mains leurs plaies les plus dégoûtantes, et s'estime heureux et honoré de leur rendre tous les bons offices qu'ils auraient pu attendre du serviteur le plus humble et le plus dévoué. En partant pour la mission des Indes, on lui offrit de lui donner quelqu'un pour le servir pendant le voyage, mais le saint répondit qu'il comptait bien se servir lui-même et servir encore les autres. Il tint parole, et se fit pendant toute la traversée le serviteur des matelots et de tout l'équipage, comme il s'était fait auparavant celui des pauvres et des malades. Pendant le cours de ses missions, Dieu l'ayant favorisé du don des miracles, et les prodiges qu'il opérait étant devenus si fréquents, que c'était pour lui une sorte de miracle que de ne pas en faire ; non content d'en rapporter toute la gloire à Dieu, il cherchait à la détourner de lui et à donner le change à ceux qui en étaient témoins, en attribuant à l'innocence des petits enfants qu'il employait ordinairement, ou à la foi de ceux qui recouraient à lui, les prodiges qu'il opérait.
Saint François de Borgia, habitué pendant tant d'années aux grandeurs et aux délices de la cour d'Espagne, après avoir abandonné le monde, oublia et ne pensa plus qu'à faire oublier aux autres le haut rang qu'il y avait occupé. Plein de mépris pour lui-même, il se regardait le dernier parmi ses frères, ne voyant en eux que des vertus et en lui que des défauts. Un seul trait nous peint son humilité : un jour, qu'il voyageait avec un des Pères de la Compagnie, vieillard infirme et atteint d'un asthme, la nuit les surprit et ils furent contraints de chercher un gite dans une méchante auberge où l'on ne put leur donner qu'un seul lit pour eux deux. Saint François s'étendit sur cette misérable couche, à côté de son compagnon ; celui-ci expectora toute la nuit, et sans s'en apercevoir couvrit le saint de ses crachats. Le lendemain, en s'apercevant de ce qu'il avait fait, il en fut pénétré de confusion et de peine et se confondit en excuses. Saint François le consola, et lui dit en souriant, qu'il n'avait pas d'excuses à lui faire et qu'il ne méritait que d'être couvert d'ordures, et qu'il n'eût pas même en le faisant volontairement, trouvé un lieu plus convenable pour expectorer.
Saint Louis de Gonzague, lui aussi, ne cherchait qu'à faire oublier son illustre naissance, son bonheur était d'être employé aux plus vils travaux de la maison et de paraître dans les rues de Rome avec un méchant habit tout usé. Saint Vincent de Paul, au contraire, se plaisait à rappeler la bassesse de son extraction, et un jour, étant en compagnie de personnes distinguées et de haut rang, on vint lui dire que quelqu'un demandait à lui parler, il sortit et revint bientôt après en tenant par la main un bon paysan revêtu d'habits grossiers et chaussé de gros sabots qu'il présenta avec bonheur à sa société comme un de ses plus proches parents.
Saint François d'Assise, ce parfait imitateur de Jésus-Christ, cet amant passionné de la pauvreté, ne l'aima avec tant de tendresse que parce qu'elle lui fournissait de fréquentes occasions de souffrances et d'humiliations. Il les recherchait ces humiliations, comme les mondains recherchent les honneurs, et il se réjouissait lorsqu'on l'injuriait, qu'on lui jetait des pierres et de la boue et qu'on le traitait de fou. Ah ! il l'était en effet, mais de cette sublime folie produite par l'amour de Dieu, et qui seule est la vraie sagesse à ses yeux ; heureux ceux qui en sont atteints ! et puisse-t-elle se renouveler de nos jours, seule elle pourrait régénérer le monde et sauver la société qu'égare la sagesse du monde.
Enfin l'humilité portait les saints à se défier d'eux-mêmes, à craindre leur faiblesse, mais aussi à se confier en Dieu et à tout attendre de lui. Leurs fautes les humiliaient sans les décourager, car le découragement naît de l'orgueil ; celui qui se connaît bien lui-même ne s'étonne pas de faiblir, ses chutes ne le surprennent pas, sachant bien que de lui-même il n'est capable que du mal, et que si Dieu cessait de le soutenir par sa grâce, il n'est pas de désordres et de crimes dont il ne fût capable. Par la même raison les saints se sentaient incapables de tout bien. Aussi, loin de se glorifier de celui qu'ils faisaient, de s'enorgueillir de leurs bonnes œuvres, ils en rapportaient toute la gloire à Dieu et ne se regardaient que comme des instruments dont il se servait pour l'accomplissement de ses desseins et des serviteurs inutiles. Les saints cependant ne s'aveuglaient pas sur les bienfaits et les grâces dont Dieu ne cessait de les combler. Ils savaient les reconnaître et les apprécier, et la connaissance qu'ils en avaient en augmentant leur reconnaissance et leur amour pour leur bienfaiteur, nourrissait en eux l'humilité, s'estimant sincèrement indignes des grâces qu'ils recevaient, et gardant dans leur cœur l'intime conviction que si les mêmes grâces eussent été accordées aux plus grands pécheurs, ils eussent été meilleurs qu'eux et en eussent fait un plus digne usage.
IIIe Point. Plus les saints se sont abaissés, plus il semble que Dieu ait pris plaisir à les exalter, à les élever aux yeux des hommes, et à leur donner même pendant leur vie cette gloire qu'ils méprisaient et fuyaient avec tant de soins. S'il a permis souvent que le pain de l'humiliation leur fût abondamment rompu, c'était en quelque sorte pour condescendre aux désirs de leurs cœurs. S'il a permis que leur vertu fût souvent obscurcie par d'infâmes calomnies, c'était pour la faire briller ensuite d'un plus vif éclat en trouvant dans les secrets de sa providence les moyens de confondre leurs calomniateurs, et de les justifier aux yeux de tous d'une manière éclatante. Saint Vincent de Paul et saint François de Sales furent tous deux victimes des plus amères calomnies. Tous deux burent en silence le calice amer de l'humiliation, s'estimant heureux d'avoir part aux opprobres du divin Maître, et ne disant pas un mot qui puisse les justifier. Mais le jour vint où Dieu manifesta leur innocence, et leur vertu un instant obscurcie parut plus pure et plus admirable encore.
A combien de saints Dieu n'a-t-il pas accordé, même pendant leur vie, ces dons éclatants qui attirent les regards des hommes et commandent leur admiration ; combien parmi ces fidèles amis du Seigneur eurent à la fois et le don des miracles, et celui de prophétie, et celui de pénétrer le secret des cœurs. Déjà nous avons parlé de saint François-Xavier, que les peuples des Indes nommaient l'homme aux prodiges, nous pourrions parler encore du Père Anchieta, son émule dans l'apostolat, et dont Dieu se plut à manifester la sainteté par des miracles aussi éclatants que ceux qu'opéra saint François-Xavier. Saint François Régis, saint François de Paule, saint Antoine de Padoue, saint Vincent Ferrier, reçurent également ce don et passèrent à travers les populations émerveillées, en renouvelant tous les prodiges opérés par les apôtres aux premiers jours du christianisme.
Plus les saints s'efforcent de se cacher, de se faire oublier, plus il semble que Dieu se plaise à les mettre en évidence et à attirer sur eux l'attention, les regards et l'admiration de la foule. C'est là une nouvelle sorte d'humiliation que lui-même leur impose, et qui leur est plus amère, plus pénible que toutes les autres. Oui, l'estime des hommes affecte plus les saints que leurs mépris. Leurs louanges et leurs applaudissements leur sont plus amers que leur blâme et leurs censures, et les honneurs qu'ils leur rendent leur sont à charge et mille fois plus pénibles que les humiliations dont ils pourraient les abreuver.
Au milieu du scepticisme de notre siècle, n'avons-nous pas vu cette gloire que Dieu se plaît parfois à accorder aux plus humbles de ses amis, à ses petits qui n'ont rien par eux-mêmes qui soit capable d'attirer l'attention du monde, n'avons-nous pas vu, dis-je, cette gloire resplendir autour du front du vénérable curé d'Ars, et l'entourer d'une brillante auréole. Quel prestige entourait donc ce pauvre prêtre qu'on venait visiter, je ne dirai pas seulement de tous les points de la France, mais de tous les pays de l'Europe, que les grands et les petits voulaient voir et entendre, qui était sans cesse environné d'une foule avide de recueillir ses paroles et ses bénédictions ? Qu'avait-il donc pour exercer un si grand ascendant sur les populations ? Sa naissance était-elle illustre, son génie brillant, sa science profonde, son éloquence entraînante, occupait-il enfin un rang élevé dans la hiérarchie ecclésiastique ? Non rien de tout cela n'existait chez le pieux curé d'Ars ; né dans une des classes les plus infimes de la société, ses parents ne lui donnèrent ni l'instruction, ni l'éducation, ni la fortune ; il ne reçut d'eux que la foi, ils ne lui apprirent qu'à aimer Dieu et à le servir. Il n'avait pas ce que le monde appelle du génie, mais il avait l'esprit de Dieu. Il ignorait toutes les sciences humaines, mais il possédait la science par excellence, la science des saints ; son éloquence, il n'en avait pas d'autre que celle qu'il puisait dans son cœur, dans son ardent amour pour Dieu ; mais sa parole, qui avait la sublime simplicité de la parole évangélique, pénétrait les âmes comme un glaive à deux tranchants et opérait plus de conversions que n'en opérera jamais l'éloquence des plus brillants orateurs. En un mot, le curé d'Ars n'avait rien de ce que le monde estime, rien de ce qui fixe ses regards et excite son admiration. Il n'était qu'un ignorant, un pauvre curé de campagne, caché dans le fond d'une des plus petites paroisses du diocèse de Belley ; mais ce pauvre prêtre, si petit aux yeux de tous, plus petit encore aux siens qu'à ceux de tous les autres, était bien grand, bien savant devant Dieu, il savait l'aimer pardessus tout et aimer le prochain plus que lui-même ; sa grandeur était celle de l'abnégation, de l'oubli de soi, du dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme, jusqu'au sacrifice, continué pendant de longues années, de ses forces, de sa santé, de son repos des jours et des nuits, de sa vie enfin consumée tout entière au service de Dieu et à celui du prochain. La vertu, la sainteté, ont été les seules grandeurs du curé d'Ars, elles seules out fait sa popularité et sa gloire. Dieu s'est plu à l'exalter, parce qu'il s'est constamment abaissé, à le mettre en évidence, à le donner en spectacle au monde, parce qu'il n'aspirait qu'à se cacher, qu'à être oublié de tous. Aujourd'hui encore, il l'exalte par le concours qui se fait à son tombeau, par les miracles qui s'opèrent en faveur de ceux qui l'invoquent, et bientôt, nous en avons la douce confiance, la grande voix de l'Église l'exaltera en inscrivant son nom au catalogue des saints.
Dans notre siècle encore, et presque de nos jours, nous pourrions citer un autre exemple de la gloire dont Dieu se plaît à environner même dès ce monde ses amis et ses saints. Anna-Marie Taïgi, morte il y a peu d'années, naquit en Italie d'une famille honnête, mais peu aisée. Elle épousa un artisan pauvre comme elle, et tous deux durent pourvoir, par le travail de leurs mains, à leur subsistance et à celle des enfants que Dieu leur accorda. Le Seigneur voulut montrer par l'exemple de cette sainte femme que la sainteté la plus éminente est possible dans tous les états comme dans toutes les classes de la société, et prouver que ses dons surnaturels ne sont pas exclusivement réservés aux saints qui vivent dans la solitude, dans une entière séparation du monde. Anna-Marie ne pratiqua pas seulement toutes les vertus chrétiennes dans le degré le plus héroïque, elle fut favorisée de dons surnaturels jusque là sans exemple dans la vie des saints les plus illustres. Nous n'en parlerons pas ici, chacun pourra, s'il le désire, s'en convaincre en lisant sa vie publiée récemment par le révérend Père Bouffiers ; qu'il nous suffise de dire que pendant près de trente ans, le Seigneur n'eut pas de secret pour son humble servante. Passé, présent, avenir, tout était sans voile pour elle. Du vivant de Grégoire XVI, elle désigna par son nom celui qui devait être son successeur : Mgr Mastaï, aujourd'hui notre bien-aimé Pie IX, alors employé dans les missions étrangères en Amérique. Elle prédit également les rudes épreuves qu'il aurait à subir et l'éminente sainteté à laquelle il parviendrait.
Le don des miracles lui fut également accordé, et tandis qu'elle était accablée elle-même de continuelles et douloureuses infirmités, elle guérissait les malades par le simple attouchement de sa main, ou en leur faisant baiser une image de la sainte Vierge. Aussi, malgré sa profonde humilité, cette pauvre femme du peuple, dont la vie en apparence était simple et commune, devint-elle bientôt la conseillère, et si je puis ainsi parler, l'oracle des plus hauts dignitaires de l'Église, des princes et des princesses de l'Italie, qui tous recouraient à ses lumières et ne faisaient rien sans la consulter ; et la chaumière de la pauvre servante de Jésus-Christ abritait souvent sous son humble toit et la pourpre romaine et les grands de la terre, qui quittaient leurs somptueux palais pour venir recueillir dans le secret de leurs cœurs une parole ou une consolation de la bouche de la bien-aimée du Sauveur.
Mais c'est surtout dans le ciel que Dieu exalte ses saints en leur faisant partager les délices et la gloire de son royaume éternel, comme ils ont partagé sur la terre ses douleurs et ses humiliations. Il veut que leurs prières soient toutes puissantes sur son cœur, et afin que leur mémoire ne périsse pas ici-bas et que nous connaissions la gloire dont il a couronné ses fidèles amis, il se plaît à exaucer les prières de ceux qui recourent à lui par leur intercession et à autoriser par d'éclatants miracles la confiance que les peuples ont en eux. Oui, Jésus veut que ses saints soient honorés, qu'ils soient glorifiés, qu'ils reçoivent dans son Église le culte de latrie, mais il veut surtout qu'ils soient imités.
Toujours animée de l'esprit de son divin Époux, nous voyons l'Église honorer avec une tendresse toute maternelle cette Église triomphante, dont tous les membres sont sortis de son sein et qui est à la fois une partie d'elle-même et la portion la plus chère de son héritage éternel. Oh ! avec quel saint et légitime orgueil elle exalte ses glorieux enfants devant leurs frères qui militent encore ici-bas, comme elle se plaît à les proposer à leur admiration, à leur vénération ; avec quel zèle ne les engage-t-elle pas à les suivre et à les imiter. Mère tendre, elle recueille avec une religieuse vénération leurs restes précieux, elle enveloppe leurs sacrés ossements dans les plus riches tissus, elle dépose ces corps qui ont été mutilés par le glaive des tyrans ou exténués par les austérités de la pénitence dans des châsses enrichies d'or et de pierreries, et les place avec respect dans les temples et sur les autels du Dieu qui a été le principe de leur sainteté comme il en est maintenant la récompense.
N'oublions pas que si nous voulons avoir part à la gloire des saints, nous devons imiter leur humilité. La porte du ciel est étroite, elle est basse, les petits et les humbles pourront seuls la franchir ; soyons donc petits à nos propres yeux, aimons à l'être à ceux des autres, prenons partout la dernière place, ne recherchons ni les distinctions, ni l'estime, ni les louanges des hommes; aimons au contraire à vivre caché, à être inconnu, oublié, à ne compter pour rien ; n'oublions pas enfin que l'humiliation nous aidera à acquérir l'humilité, et si nous n'avons pas assez de vertu pour la désirer et l'aimer comme l'aimaient et la désiraient les saints, sachons au moins reconnaître qu'elle nous est légitimement due et supportons-la sans plaintes et sans murmure, lorsque Dieu permet qu'elle vienne nous éprouver.
PRIÈRE
Qu'elle est grande, ô mon Dieu, la gloire dont vous couronnez vos élus dans le ciel. Nul ne la comprendra, nul ne peut se la figurer, puisque c'est votre propre gloire qui rejaillit sur eux et les environne d'un vêtement de lumière. Oh ! de quel éclat brillent dans vos éternels parvis ces hommes sur lesquels le monde ne jetait que des regards de dédain, ces pauvres, ces petits, ces humbles de cœur qu'il écrasait de son orgueilleux mépris ou d'une insultante pitié, ils environnent aujourd'hui votre trône comme des astres resplendissants de lumière ; les jours de l'humiliation sont à jamais passés pour eux, et vous vous plaisez à rassasier de délices ceux qui furent ici-bas rassasiés de douleurs et d'opprobres. Cette gloire, dont ils avaient horreur, qu'ils ont fui avec tant de soins, vous voulez même, Seigneur, qu'elle s'attache à leurs noms et que vos amis soient grands sur la terre comme ils le sont dans le ciel, qu'ils y soient honorés et exaltés comme vous-même les honorez et les exaltez dans votre royaume.
Avec quel amour, ô mon Sauveur, vous réalisez votre promesse en faveur de vos amis, celui qui s'abaisse sera élevé, et celui qui s'élève sera abaissé. Le jour de leur mort devient le jour de leur triomphe, et tandis que le nom des grands de la terre s'ensevelit avec eux sous la pierre du sépulcre, qu'il s'efface de la mémoire des hommes, celui de vos saints s'y burine. Le souvenir de leurs vertus passe de générations en générations, et le temps qui passe son niveau sur toutes les grandeurs humaines, ne peut rien à une grandeur dont vous êtes vous-même le principe et la fin. Soyez donc béni et glorifié dans vos saints, ô mon Dieu, soyez béni comme la source de leurs vertus et comme le juste rémunérateur de leur sainteté. Ainsi soit-il.
EXEMPLE.
Peu de saints poussèrent aussi loin l'humilité et l'amour des humiliations que la bienheureuse Marie-Marguerite Alacoque, elle en était saintement avide et quelque grandes que fussent celles dont le Seigneur permit qu'elle fût abreuvée, elles ne le furent pas encore assez pour étancher la soif qui la dévorait. Pleine d'un profond mépris pour elle-même et se croyant sincèrement la plus misérable des créatures, elle n'aspirait qu'à être méprisée des autres comme elle se méprisait elle-même, qu'à être humiliée ; et ce désir était si vrai, si sincère, que les personnes qui l'humiliaient davantage étaient celles qu'elle chérissait avec la plus tendre affection. Ses supérieures, pour seconder les desseins de Dieu sur cette âme privilégiée, crurent devoir l'éprouver, l'humilier surtout de toutes manières ; l'humble Marguerite s'en montra toujours sincèrement reconnaissante ; elles ne l'humilièrent jamais assez au gré de ses désirs, et sans cesse elle leur demandait de la ménager moins et de l'humilier davantage.
Comblée des dons surnaturels les plus rares et les plus précieux, elle demanda constamment à son divin Époux que ces dons, dont elle se croyait indigne, ne servissent jamais qu'à sa confusion. Jésus se plut à l'exaucer, et pendant longtemps elle se vit en butte aux mépris et aux contradictions de toute sa communauté, à cause des grâces et des faveurs surnaturelles qu'elle recevait. Elle était traitée de visionnaire, d'esprit faible, étroit. Quelques-unes allèrent même jusqu'à la croire possédée du démon, et ce ne fut que sur la fin de sa vie que la justice commença à lui être rendue.
Étant maîtresse des novices, le renvoi d'une postulante dans laquelle elle n'avait pas reconnu les qualités nécessaires à la vie religieuse, souleva contre elle l'indignation, non seulement de la famille de la jeune personne qui occupait un rang distingué dans le pays et qui s'offensa de ce refus, qu'elle regardait comme une injure, mais aussi celle de toute la ville de Paray, qui prit parti pour la famille de la jeune personne renvoyée, et qui s'ameuta pour ainsi dire contre la servante du Seigneur, à laquelle ne furent épargnés ni les reproches, ni les injures, ni même les menaces. Mais elle supporta tout sans se plaindre et laissa passer l'orage dans un humble silence.
Mais, si peu de saints furent aussi humiliés que le fut l'amante bien-aimée du cœur adorable de Jésus, pour bien peu aussi le Sauveur réalisa d'une manière aussi éclatante la promesse qu'il a faite d'exalter ceux qui se seraient abaissés. En effet, quels honneurs n'ont pas été rendus à l'humble vierge, non-seulement dans le monastère où elle fut si souvent humiliée, dans le diocèse où elle est née, mais dans le monde entier. A quel prince, à quel conquérant décerna-t-on jamais un triomphe aussi magnifique que celui qui lui fut décerné l'année dernière dans la ville de Paray-le-Monial, le jour de la fête du Sacré Cœur. L'effigie de la bienheureuse qui recouvrait ses précieuses reliques, couvertes de riches habits et placées dans une châsse magnifique, ornée de perles et de pierres précieuses, fut d'abord portée avec respect par une troupe de lévites dans tous les lieux témoins des faveurs que le ciel lui accorda, comme ils le furent aussi de ses vertus, de ses humiliations et de ses sacrifices. Le cœur adorable de son divin Époux voulait qu'elle reçût d'abord une solennelle réparation et qu'elle fût exaltée là où elle avait été si souvent et si profondément humiliée pour son amour. Ah ! la réparation était complète. Les religieuses, heureuses de vivre sous le toit béni qui avait abrité la bien-aimée du cœur sacré de Jésus, et saintement fières des vertus de leur sœur et de leur mère, suivaient avec amour ses restes vénérés ; leurs mains habiles avaient couvert les murs des cloîtres de gracieuses peintures, représentant différentes scènes de la vie de la bienheureuse, d'ingénieux emblèmes et de guirlandes de fleurs disposées avec goût et avec un art plein de simplicité. L'air retentissait de ses louanges, d'hymnes et de cantiques en son honneur.
Au sortir du monastère, la procession parcourut les rues de la ville au milieu, d'un concours immense et d'une foule profondément recueillie. Ce n'était partout sur son passage qu'arcs de triomphe, tentures magnifiques, fleurs, emblèmes de toutes sortes. Riches et pauvres, grands et petits, chacun semblait rivaliser de zèle pour honorer celle que Dieu lui-même se plaisait à honorer, tous semblaient jaloux de réparer par les marques de leur vénération et de leur amour, l'injustice de leurs ancêtres envers la bienheureuse, et de l'honorer plus encore qu'ils ne l'avaient humiliée.
Ce triomphe était rendu plus glorieux encore par la présence de plusieurs évêques, des abbés d'un grand nombre de monastères et d'une foule de prêtres, tous heureux de venir s'associer à la joie du pieux évêque d'Autun, dont le cœur tressaillait d'une sainte allégresse, et qui depuis si longtemps appelait de tous ses vœux ce jour béni, jour d'un double triomphe, celui du cœur adorable de Jésus et de celle qui fut choisie pour le révéler au monde et être l'apôtre de cette divine dévotion destinée à le régénérer.
Les reliques de la sainte furent enfin disposées sur une magnifique estrade élevée dans l'église paroissiale de Paray, somptueusement décorée pour recevoir le précieux dépôt qu'elle devait avoir l'honneur de conserver trois jours. Pendant ces trois jours, les orateurs les plus célèbres, les bouches les plus éloquentes se disputèrent l'honneur d'exalter les vertus de celle dont l'étude constante avait été de les cacher. Enfin, le jour de la fête du Sacré Cœur, qui devait clore le triduum, fut le plus solennel de tous ; il mit le comble aux honneurs décernés à la bienheureuse amie du Sauveur. Ce triomphe, sans précédent dans les annales de l'Église d'Autun, y laissera d'impérissables souvenirs, et ceux qui en furent les heureux témoins raconteront un jour à nos neveux comment Dieu sait accomplir ses promesses et exalter ceux qui se sont abaissés.
PRATIQUE.
S'étudier à se connaître soi-même, ne pas s'aveugler sur ses défauts, les avouer franchement, être bien aise qu'on nous en avertisse, craindre les louanges et supporter sans murmure les légères humiliations qui nous arrivent.
HUITIÈME JOUR
AMOUR QUE LES SAINTS ONT POUR NOUS. ILS SONT NOS PROTECTEURS ET NOUS INVITENT A LES IMITER.
Soyez nos imitateurs comme nous l'avons été de Jésus.Christ.
Ier Point. La foi et l'espérance n'existent plus au ciel, la charité seule y demeure dans le cœur de ses heureux habitants. En effet, la foi ne leur est plus nécessaire, puisqu'ils voient ce qu'ils ont cru ; l'espérance cesse également, puisqu'ils possèdent ce qu'ils espéraient ; mais l'amour demeure éternellement ; il est la vie, l'aliment des bienheureux, l'air qu'ils respirent avec délices, le vin dont ils s'enivrent, le feu divin qui les brûle sans les consumer, l'océan où ils se plongent, où ils se perdent et s'abîment avec un bonheur toujours nouveau. Oui, Dieu est charité, et le ciel où il règne est le royaume de la charité, et le Seigneur, en y admettant ses élus, en les faisant participants de son propre bonheur, les rend également participants de sa propre vie qui est l'amour. Il dilate sans mesure les facultés aimantes des âmes bienheureuses, auxquelles il ouvre les portes de cette belle patrie. Que dis-je, il en crée en elles de nouvelles, il leur donne une puissance d'affection que nous ne comprendrons bien que si nous sommes assez heureux pour l'éprouver un jour comme eux, et le Seigneur, en se montrant à ses amis bien-aimés tel qu'il est, en leur découvrant ses perfections infinies, en les admettant enfin à la vision intuitive, les enflamme de tout ce que la charité a de plus ardent, les enivre de tout ce qu'elle a de plus doux, les remplit de tout ce qu'elle a de plus pur ; et les saints absorbés dans celte divine charité, aiment Dieu purement et sans retour sur eux-mêmes. Us jouissent de leur bonheur, ils. s'en réjouissent; mais parce que Dieu est glorifié en eux, glorifié par la félicité dont sa miséricorde couronne et couronnera éternellement leurs vertus et leurs sacrifices.
Si le ciel n'a fait que perfectionner, que rendre plus ardent et plus pur l'amour que les saints avaient pour Dieu pendant leur vie mortelle, pourrions-nous, sans leur faire injure, supposer que le zèle se soit éteint en eux, qu'ils aient cessé d'aimer leur père, et qu'absorbés dans leur félicité, ils ne désirent pas la leur voir partager un jour. Nous l'avons dit, le ciel est la patrie de l'amour, l'égoïsme ne saurait y avoir accès ; et en aimant Dieu infiniment, plus qu'ils ne l'aimaient sur la terre, le zèle des saints n'a fait que prendre de nouvelles ardeurs ; leur charité pour le prochain est devenue plus tendre, plus grande encore, et ils ne désirent rien aussi vivement que de voir Dieu aimé par tous les hommes comme ils l'aimaient eux-mêmes et de les voir tous atteindre le but qu'ils ont atteint ; ils voudraient faire partager à tous leur félicité, et ils ne cessent de demander à Dieu d'augmenter le nombre de ses élus.
Ce serait donc une erreur de croire que les saints soient indifférents pour nous, que dans le ciel ils nous oublient et ne se préoccupent pas de nos intérêts éternels. Quoi, ces âmes si brûlantes de zèle et charité pendant qu'elles étaient sur la terre, ces âmes qui se seraient exposées aux plus cruels supplices pour en sauver une seule, qui auraient, comme saint Paul, consenti à être anathèmes pour leurs frères, seraient devenues tout à coup indifférentes pour eux et les oublieraient au moment où, devenues plus puissantes auprès du Seigneur, elles peuvent leur venir en aide d'une manière bien plus efficace que pendant leur séjour ici-bas. Ah ! gardons-nous de le croire, ce serait les méconnaître et faire injure à leur charité.
Ne serait-ce pas aussi ajouter une douleur plus poignante que toutes les autres à celle qui brise nos cœurs, lorsque nous voyons s'endormir dans le baiser du Seigneur, des parents, des amis tendrement aimés, et dont la sainte vie, couronnée par une sainte mort, nous donne la légitime espérance qu'ils ont échangé les tristesses de l'exil contre les joies de la patrie, pourrions-nous, dis-je, sans ajouter une inutile douleur à notre juste affliction, supposer que ces cœurs qui nous aimaient avec une si vive tendresse, qui nous étaient si sincèrement, si profondément dévoués, ont cessé tout-à-coup de nous aimer et n'ont pas emporté au ciel l'amour qu'ils avaient pour nous sur la terre. Pourrions-nous nous croire oubliés par ceux dont nous avons partagé et adouci les douleurs, par ceux qui nous entourèrent pendant tant d'années de tant de sollicitudes et de soins. Quoi ! nous aurions été les objets constants de leurs pensées, de leurs préoccupations, nos intérêts leur auraient été plus chers que les leurs, nous les aurions vus si constamment sensibles à nos moindres afflictions, si empressés à les adoucir, si désireux, si jaloux enfin de notre bonheur, alors qu'ils ne pouvaient rien pour nous, rien qu'embellir notre vie par leur affection, et aujourd'hui qu'ils peuvent beaucoup, nous penserions que nous leur sommes devenus indifférents, qu'ils nous oublient et nous abandonnent ! Ah ! cessons de le croire, car ce serait les méconnaître aussi, et puisque les saints qui ne nous sont unis que par les liens sacrés de la charité qui lient entre eux tous les membres de la grande famille chrétienne, nous aiment et ne nous oublient pas dans le ciel, comment ceux qui nous ont été unis par le sang et par l'amitié, pourraient-ils nous oublier et cesser de nous aimer ?
Oui, soyons-en convaincus, au ciel on ne cesse pas d'aimer ceux qu'on a aimés sur la terre ; on ne les aime plus, il est vrai, de la même manière, car l'amour se purifie, se surnaturalise, se divinise ; on les aime en Dieu et pour Dieu ; mais cet amour, pour être plus pur, ne perd rien de sa tendresse et de sa force, il ne diminue pas, il augmente, mais il change de nature, il prend celle de l'amour que Dieu lui-même a pour nous. Ainsi, dans le ciel, nos parents et nos amis ne s'affligent plus, comme ils le faisaient ici-bas, de nos peines et de nos épreuves, ils s'en réjouissent au contraire, parce qu'ils savent ce que vaut la souffrance devant Dieu, parce qu'ils voient de quel poids immense de gloire il la récompense. Aussi, sans être insensibles à ce que nous souffrons, ils nous aiment trop pour demander que nous soyons délivrés de nos afflictions et de nos épreuves ; ils voient que ce serait aller contre nos véritables intérêts et demander la diminution des joies et de la gloire qui nous attendent dans le ciel ; mais ils demandent pour nous le courage et la résignation dont nous avons besoin pour faire un saint usage de nos souffrances et pour ne pas en perdre le mérite.
Ainsi, cette mère autrefois si pleine de sollicitude pour ses enfants, si attentive à tous leurs besoins, si inquiète de leur avenir, n'a-t-elle plus pour eux la même sollicitude, maintenant qu'elle est au ciel. Ah ! sa sollicitude est plus grande encore, mais elle a changé d'objet. Elle apprécie les choses de la terre à leur juste valeur, enivrée des eaux pures de ce torrent de bonheur qui s'écoule sans cesse du sein de Dieu dans le cœur de tous ses élus, éclairée de l'éclatante lumière du soleil de la vérité qui dissipe toutes les erreurs, elle connaît le néant des biens périssables du monde, à ses yeux, tout ce qui n'est pas Dieu, tout ce qui ne se rapporte pas à lui n'est plus rien pour elle. Et ce ne sont pas ces biens qu'elle méprise qu'elle demande au Seigneur pour les bienaimés de son cœur, mais les biens véritables, sa grâce, son amour, celui-là elle les sollicite sans cesse. Peu lui importe que ses enfants soient heureux selon le monde, qu'ils soient riches, honorés, qu'ils occupent dans la société un rang plus ou moins élevé, ce qu'elle ambitionne pour eux, c'est la vertu, c'est la sainteté, c'est l'élévation dans le ciel.
Séparés par la mort de ceux que nous avons aimés, nous restons unis par la communion des saints, par ce lien mystérieux et indissoluble qui unit entre eux tous les enfants de la véritable Église, qui établit des rapports d'une sainte fraternité entre les membres de l'Église militante de la terre, avec l'Église triomphante du ciel et l'Église souffrante du purgatoire, qui les fait communiquer entre elles par la prière et par la charité et rend les plus pauvres enfants de la grande famille du Christ participants des mérites des plus riches. Oui, nous sommes unis par des liens intimes aux anges, aux saints du ciel, aux justes souffrants dans le purgatoire, les premiers nous protègent et nous assistent dans nos besoins, les seconds attendent de notre charité fraternelle, le soulagement que nous pouvons leur donner. Il n'y a pour nous de séparation réelle qu'avec les réprouvés, ce sont des membres morts que le Christ a pour jamais retranchés de son corps ; et en brisant le lien qui les unissait à lui, il a également brisé celui qui nous unissait à eux.
IIe Point. Nous sommes donc toujours unis à ceux qui nous ont précédés dans le sein de Dieu, nous ne leur sommes pas devenus étrangers, nous pouvons communiquer avec eux par la prière et nous dire pour notre consolation, que ceux que nous avons aimés, ceux dont la perte a enveloppé notre vie de tristesse et de deuil, connaissent en Dieu nos besoins, nos peines, nos épreuves, les dangers auxquels nous sommes exposés, ils voient notre relâchement ou nos progrès dans la vertu, ils entendent nos prières et les présentent au Seigneur. Plus nous nous unissons à Dieu, plus nous nous rapprochons de lui par la sainteté de notre vie, plus nous l'aimons, plus aussi nous nous rapprochons des saints qui lui sont éternellement unis. D'ailleurs, aucune distance ne peut séparer les âmes, pas même celle qui sépare le temps de l'éternité, et toutes les âmes qui s'aiment en Dieu se retrouvent véritablement en lui comme dans leur centre commun.
Redisons-le encore, pour la consolation de tant de personnes dont la mort a brisé les plus chères affections, qu'elle a séparé d'un père, d'une mère, d'un époux, d'un enfant qu'elles aimaient bien plus qu'elles ne s'aiment elles-mêmes. Ces êtres si tendrement chers, si amèrement regrettés, ont emporté au ciel l'amour qu'ils avaient pour nous sur la terre ; ils nous aiment bien plus maintenant qu'ils ne nous ont jamais aimés. Ils sont encore avec nous, ils nous voient, ils nous entendent, ils compatissent à nos peines, ils nous attendent et se réjouissent du moment qui nous réunira à eux pour toujours. Il manque, pour ainsi dire, quelque chose au bonheur de cette mère si tendre, si dévouée, si pleine de zèle et de sollicitude pour ses enfants , jusqu'à ce qu'elle les voit en possession de la félicité dont elle jouit elle-même. Il lui manque, si je puis ainsi parler, la plus chère partie d'elle-même, et son cœur maternel adresse à Dieu d'ardentes et continuelles prières pour ces êtres chéris, dépôt sacré que sa providence lui avait confiés, sur lequel elle ne saurait cesser de veiller et qu'il lui tarde de pouvoir lui présenter comme les fleurs les plus belles et les plus précieuses de sa couronne. Cette mère voit-elle un de ses enfants s'égarer, sa sollicitude redouble à la vue du danger. Elle plaide sa cause auprès de Dieu pour lui obtenir des grâces de repentir et de conversion ; elle s'adresse à Marie, la mère par excellence , elle la prie, elle la conjure d'avoir pitié de cet enfant, dont elle est aussi la mère, elle lui rappelle les douleurs, les déchirements de son cœur maternel sur le Calvaire, et ne se lasse pas qu'elle n'ait attendri Marie, en faveur de celui qu'elle veut sauver. Oui, je ne crains pas de le dire, il est presque impossible qu'un pécheur, dont la mère est au ciel, périsse, parce que l'amour de cette mère, qui était déjà un écoulement de celui de Dieu, s'est centuplé encore depuis qu'elle boit à longs traits aux sources de cet amour éternel, et sa voix sera si puissante sur le cœur de Dieu qu'elle lui arrachera, s'il le faut, un miracle de miséricorde pour sauver son enfant.
Et vous, mères chrétiennes, qui pleurez un fils, une fille que la mort a prématurément arraché de vos bras, séchez aussi vos larmes, votre enfant a emporté au ciel sa reconnaissance et son amour. Son cœur a gardé la mémoire de vos bontés, de votre tendre sollicitude, il n'oublie rien de ce que vous avez fait pour lui, il se souvient que c'est vous qui avez jeté dans son âme les premières étincelles de l'amour de Dieu , vous, qui par vos exemples et vos leçons lui avez appris la pratique des vertus qui ont assuré son bonheur ; il sait enfin qu'après Dieu il vous doit tout, et sa reconnaissance appelle sans cesse sur vous de nouvelles grâces, de plus abondantes bénédictions. Ah ! vous avez en lui un ardent protecteur, un intercesseur dont le zèle ne saurait se lasser. Unie à cette âme bienheureuse non - seulement par les liens de la nature, mais par ceux bien plus étroits, bien plus forts de la grâce, rien ne saurait vous désunir, vous avez donné à votre enfant non-seulement la vie périssable du temps, mais par vos soins, par votre pieux dévouement vous l'avez engendré à Jésus-Christ, et après Dieu il vous doit la vie bienheureuse dont il vivra éternellement ; il vous attend au ciel, et bientôt vous y vivrez avec lui de cette vie d'éternelle félicité ; n'a-t-elle pas en quelque sorte commencé pour vous dans un autre vous-même ? Non, non, ne craignez pas, Dieu ne saurait séparer pour toujours ceux qu'il avait si étroitement, si saintement unis, et un jour il vous rendra pour ne vous le reprendre jamais, l'enfant dont il vous a momentanément séparé.
Oui, je vous le répète, séchez vos pleurs, c'est à vous comme à la veuve de Naïm, que s'adressent ces paroles du Sauveur : Ne pleurez plus. Pourquoi pleureriez-vous encore celui qui a échangé une vie pleine de misères, pour une vie de joie et d'éternelles félicités. Laissez, laissez les larmes à ces mères indignes de ce nom, qui, sans foi, sans religion, ne se sont jamais préoccupées de l'avenir éternel de leurs enfants, qui n'ont pris aucun soin de former leurs cœurs, de leur inspirer l'amour de Dieu et de la vertu, qui ne leur ont donné enfin que l'exemple du relâchement, de l'indifférence et peut-être celui de l'abandon des devoirs les plus sacrés de la religion, de l'infraction de toutes les lois de Dieu et de son Église. Ah ! qu'elles pleurent ces mères, qui loin de mettre un frein aux passions de leurs enfants, les ont tolérées pour ne pas dire approuvées ; peut-être leur trop coupable indulgence a-t-elle été cause de leur mort prématurée ; qu'elles pleurent et qu'elles tremblent, car elles répondront à Dieu, du dépôt sacré qu'il leur avait confié ; elles seront responsables devant lui des fautes de ces malheureux enfants dont elles ont, par leur faiblesse, autorisé les excès et excusé les écarts. Puissent-elles ne pas avoir à se reprocher et à pleurer leur perte éternelle.
Soyons-en donc bien convaincus, les saints ont pour nous un amour sincère, une charité tendre et dévouée. Le ciel est la maison paternelle où tous les membres de la grande famille chrétienne qui sont sanctifiés sur la terre, se réunissent autour de notre Père commun. Les délices et les joies de la maison paternelle, les beautés de la patrie, le port où ils sont heureusement arrivés, où ils sont désormais à l'abri de tout orage, ne sauraient leur faire oublier ceux qu'ils ont laissé derrière eux, qui naviguent encore sur cette mer orageuse du monde si remplie d'écueils, agitée par tant de tempêtes et couverte des débris de tant de naufrages. Le souvenir des dangers qu'ils ont courus les rend sensibles à ceux que nous courons nous-mêmes. Ils se souviennent de leurs combats, de leurs épreuves, de leurs sacrifices, de ces défaillances de la nature qu'ils ont éprouvées comme nous, et ils ne sauraient rester indifférents en nous voyant subir les mêmes épreuves, soutenir les mêmes combats, appelés à faire les mêmes sacrifices, éprouvant les mêmes défaillances ; ils nous aident de leur crédit auprès de Dieu et ils attendent avec une sorte d'anxiété l'issue de cette lutte où la gloire de Dieu et notre salut sont également intéressés.
Du haut du ciel les saints nous tendent les bras, et nous montrant leurs palmes et leurs couronnes, ils nous crient : Courage, frères bien-aimés, courage, le ciel sera le prix de vos combats, de vos épreuves, des légers sacrifices que Dieu vous demande. Nous aussi nous avons souffert, nous avons combattu avant d'arriver au but. La vertu nous a coûté ce qu'elle vous coûte à vous-même, comme à vous les sacrifices nous ont paru durs et pénibles , et ce n'est pas sans de continuels efforts, sans nous faire violence à nous-mêmes que nous avons pratiqué l'humilité, la charité, l'abnégation, le renoncement à notre propre volonté. Nous n'avons pas été chastes sans combats, pauvres d'esprit sans sacrifices, nous n'avons pas enfin été doux et humbles de cœur sans avoir à soutenir de fréquentes luttes avec l'orgueil, l'impatience et le ressentiment. Courage donc, nous étions ce que vous êtes, vous pouvez, aidés de la grâce devenir ce que nous sommes.
Faibles comme vous, cette grâce nous a rendus forts ; inconstants, fragiles , portés naturellement au mal comme vous l'êtes vous-mêmes, elle a affermi notre volonté dans le bien et nous a fait triompher du démon, du monde et de nous-mêmes. Un peu de générosité et vous pourrez ce que nous avons pu. Levez les yeux, voyez les trônes qui vous attendent, les couronnes qui se tressent pour vous, les palmes qui vous sont préparées, mais n'oubliez pas qu'avant de recevoir du juste rémunérateur de la vertu ces glorieuses palmes du triomphe, il faut remporter ici-bas celles de la victoire. Le royaume où nous régnons doit se gagner par la violence, il faut le prendre d'assaut, et ceux-là seuls qui auront vaillamment combattu jusqu'à la dernière heure recevront la couronne de vie.
IIIe Point. La sollicitude que les saints ont pour nous ressemble à celle que des frères aînés ont pour de jeunes frères qu'ils savent exposés à toutes sortes de périls et de séductions, et ils cherchent à nous préserver des uns et à nous prémunir contre les autres. Tous les saints nous aiment et nous protègent ; mais nos saints patrons, surtout ceux dont nous avons reçu les glorieux noms au baptême, ont pour nous une tendresse spéciale et enveloppent notre vie tout entière de leur protection et de leur dévouement. Leurs yeux sont constamment ouverts sur nous, du berceau à la tombe ils nous suivent dans toutes nos voies. Ce sont de célestes étoiles qui brillent sur le ciel de notre vie et dont nos âmes ressentent sans cesse les mystérieuses et bienfaisantes influences ; si dans les ténèbres du doute nous levons les yeux vers ces étoiles, elles nous éclairent, si nous nous égarons, leur douce clarté nous montre la voie où nous devons rentrer. Si notre frêle barque est agitée par la tempête et prête à sombrer, elles se lèvent encore sur ce ciel orageux et leurs rayons lumineux nous indiquent les écueils et nous montrent le port.
Nos saints patrons sont nos protecteurs, nos intercesseurs auprès de Dieu, non-seulement ils nous protègent, mais ils ne cessent de prier pour nous, et nous ne connaîtrons que dans le ciel toutes les grâces que nous avons dues à leur puissante intercession ; nous devons donc les aimer, les honorer, avoir en eux une entière confiance et recourir à eux dans tous nos besoins ; mais nous devons aussi nous associer à leur reconnaissance et unir nos actions de grâces à celles qu'ils rendent à Dieu, pour toutes les grâces dont il les a comblés. Enfin nous devons étudier leur vie, afin d'y conformer la nôtre, leurs exemples sont l'héritage qu'ils nous ont laissé et que nous devons recueillir avec un religieux respect et une sainte avidité.
Enfants et frères des saints, nous venons de le dire, nous sommes aussi leurs héritiers, et l'héritage qu'ils nous ont transmis est le souvenir de leur sainte vie, l'exemple de leurs vertus et les écrite que quelques-uns d'entre eux nous ont laissés, écrits dans lesquels ils se sont peints sans le savoir, et qui n'exhalent pas seulement le doux parfum de leur ardente charité, mais qui contiennent encore les plus pures lumières et les règles les plus sûres de la morale chrétienne et de la perfection évangélique.
Lisons donc la vie des sainte ; après le saint Évangile, aucune lecture ne saurait nous être aussi utile, car rien ne fait sur notre âme une aussi salutaire impression que celle de l'exemple. Nous sommes naturellement portés à imiter ce que nous admirons, et notre âme se sent saisie d'une sainte émulation au récit si palpitant d'intérêt des glorieux combats, des martyrs, de l'héroïsme de leur courage, de la générosité avec laquelle ils sacrifièrent pour Dieu jusqu'à leur propre vie. A la vue aussi des sacrifices qu'ont faits les saints, de leur ferveur, de leur ardent amour pour Dieu, de leur tendre charité pour le prochain, nous nous sentons pénétrés d'une salutaire confusion, nous rougissons de notre lâcheté, de notre tiédeur, de notre peu de générosité pour le meilleur de tous les maîtres, de notre amour pour le monde, de notre attachement aux vanités et aux biens périssables de la terre, de notre horreur enfin pour les humiliations, pour les souffrances, pour la croix, pour tout ce qui a fait les délices des saints, et quand la lecture de leur vie, en portant la lumière dans notre âme, ne ferait que nous inspirer quelques sentiments d'humilité, son utilité serait déjà incontestable.
Elle fait plus, elle nous porte à imiter les vertus que nous admirons, et après avoir rougi de nous-mêmes, nous nous disons comme saint Augustin : Pourquoi ne ferais-je pas ce que tant d'autres ont fait ? Pourquoi avec la grâce ne pourrais-je pas ce que les saints ont pu ? Et il est rare que cette réflexion ne soit pas suivie de quelques généreux efforts, d'une plus grande vigilance sur soi-même, d'un peu plus de courage à nous vaincre, à nous mortifier, d'un peu plus de fidélité au service de Dieu, de patience et de résignation à sa volonté dans les peines et les épreuves auxquelles il nous soumet, si ce n'est pas encore là la sainteté, c'est au moins un acheminement, c'est faire les premiers pas dans la voie qui y conduit. Les saints eux-mêmes n'ont pas atteint tout d'un coup le sommet de la perfection, le travail de la grâce est souvent aussi long que celui de la nature, et de même que l'enfant n'atteint l'âge viril que par la succession des années, les âmes aussi ne parviennent à une sainteté consommée qu'avec le temps, la constance et la persévérance.
Nos pères comprenaient bien l'utilité de la lecture de la vie des saints, et dans les siècles de foi qui ont précédé le nôtre, l'Ancien et le Nouveau Testament et la vie des saints formaient bien souvent à eux seuls toute la bibliothèque des familles chrétiennes. Chaque soir, la famille réunie autour de son chef, écoutait avec un religieux respect la lecture qu'il faisait à haute voix, soit de la vie d'un saint, soit d'un chapitre de la Bible ou de l'Évangile. La lecture terminée, elle devenait le sujet de douces et édifiantes causeries ou de salutaires réflexions. La paix, l'union, une mutuelle affection régnaient entre tous les membres de ces heureuses familles, parce que Dieu régnait dans tous les cœurs, et que son amour était le lien béni qui unissait les époux entre eux, les enfants à leurs parents et les parents à leurs enfants ; alors on ne rougissait pas d'avoir de la foi, de croire les vérités enseignées par l'Église et d'observer ses commandements. Aujourd'hui, que nous avons progressé soi-disant en lumières, mais progressé réellement en incrédulité, en impiété, progressé dans la corruption des mœurs et en toutes sortes de vices, l'Évangile et la vie des saints ont été remplacés dans les familles par les journaux anti-chrétiens, par ces feuilletons, ces romans scandaleux que la presse vomit chaque jour, qui inondent la France et vont porter partout dans les villes et dans les campagnes, chez le riche et chez le pauvre, le poison infernal, qui en ôtant la foi tue la chasteté dans les âmes. Ah ! pères et mères ne vous plaignez plus de l'insubordination de vos enfants, époux n'exigez plus la fidélité de vos épouses, ne cherchez plus le bonheur et la paix au sein de vos familles, vous les en avez bannis en en bannissant Dieu, en secouant le joug salutaire de la foi et de la religion. Vous recueillez le fruit des exemples que vous donnez, et si vous voulez connaître la source des maux dont vous gémissez, ouvrez les ouvrages que vous-mêmes peut-être avez mis entre les mains de vos femmes et de vos enfants, et voyez si c'est dans de semblables lectures que la femme peut apprendre la fidélité qu'elle doit à son époux, les enfants à aimer, à respecter leurs parents, à leur être soumis, où vous-mêmes enfin pouvez puiser l'esprit de dévouement à votre famille, l'amour de ceux que Dieu vous a confiés comme un dépôt sacré, dont il vous demandera compte un jour. Ah ! ne vous plaignez pas, si vous ne trouvez que de cruelles douleurs là où vous devez trouver les plus douces comme les plus saintes joies, car vous êtes vous-même les artisans de votre malheur.
Après la vie des saints aucune lecture ne peut nous être véritablement utile que celle des ouvrages qu'ils nous ont laissés. Nous y retrouvons leurs pensées, leurs sentiments, et pour ainsi dire, leur âme tout entière. On sent en les lisant que l'Esprit saint était avec eux, qu'il les inspirait et conduisait en quelque sorte leurs plumes, et que les lumières qui éclairaient leur intelligence, ils les puisaient dans l'oraison et dans l'union intime de leur âme avec Dieu. Les écrits des saints sont des guides qui ne sauraient nous égarer, car la voie qu'ils nous indiquent, ils l'ont suivie eux-mêmes, ils y ont marché sur les traces de Jésus-Christ, et elle les a conduits au but où ils aspiraient, comme elle nous y conduira nous-mêmes si nous y marchons courageusement après eux. Lisons les écrits de saint François de Sales, dont chaque mot est resté parfumé de la douceur et de la tendre charité dont était pétri le cœur du plus aimable des saints. Nous trouverons dans ces ouvrages les règles les plus sûres d'une vraie et solide piété. Rien d'exagéré dans les conseils de ce saint, qui a conduit tant d'âmes à la perfection, mais rien non plus de relâché. Il est aussi éloigné du relâchement que de l'exagération, sa morale est celle de l'Évangile, il la développe avec toutes les grâces, la suavité et la naïve simplicité de son inimitable style, et on peut la résumer en ces trois mots : Amour de Dieu pour lui-même, amour du prochain pour Dieu, accomplissement des devoirs pour l'amour de Dieu.
Les âmes que Dieu conduit par des voies plus élevées, qu'il appelle à une plus haute perfection, à un détachement parfait, à une entière séparation du monde, trouveront dans les écrits de la séraphique Thérèse les lumières et l'aliment dont leur âme a besoin. La vierge du Carmel, les guidera sûrement dans ces voies mystérieuses où Dieu lui-même fut son guide, elle les initiera aux secrets de l'oraison, à ses épreuves comme à ses joies, et de vertu en vertu elle les conduira jusqu'à l'union la plus intime avec Dieu. Les grâces et la simplicité du style de cette sainte émule de saint François de Sales, pour l'amabilité, qui fut éclairée comme un chérubin et brûlante d'amour comme un séraphin, rendent la lecture de ses œuvres aussi agréable qu'utile.
Mais il faut surtout que la lecture de la vie et des écrits des saints nous porte à l'imitation de leurs vertus. Nous ne devons pas nous borner à les admirer ; mais il faut nous efforcer de les imiter, non dans ce qu'ils ont fait d'extraordinaire, mais dans les humbles et petites vertus qui sont à la portée de tous. Imitons-les dans leur humilité, dans leur amour pour Dieu, dans leur charité pour le prochain, dans leur patience et leur résignation dans les peines et les épreuves de la vie. Les occasions de pratiquer de grandes et héroïques vertus se présentent rarement, mais celles d'en pratiquer de petites se présentent à chaque heure, à chaque instant du jour. C'est continuellement qu'il faut se vaincre soi-même, soit pour une chose, soit pour une autre, qu'il faut renoncer à sa volonté, réprimer son humeur, étouffer les saillies de l'amour - propre, supporter les défauts du prochain, chercher à combattre les nôtres. Tout cela paraît peu de chose, mais tout cela est grand devant Dieu et constitue la sainteté quand on le fait pour son amour.
Enfin aimons les saints, honorons-les par tous les moyens en notre pouvoir, recourons à eux dans tous nos besoins avec une entière confiance, comme à nos protecteurs auprès de Dieu, à nos amis les plus vrais, à des frères dont nous sommes tendrement aimés et qui ne désirent que de nous voir bientôt associés à leur éternel bonheur.
PRIÈRE
Vous voulez, ô mon Dieu, que vos amis soient aussi les nôtres, et que malgré nos imperfections et nos misères nous soyons aimés et tendrement aimés des saints qui règnent avec vous dans le ciel, l'amour qu'ils ont pour nous est un écoulement de votre propre amour, et comme lui il est actif, libéral et bienfaisant, et vos saints sont les canaux par lesquels vous vous plaisez à faire descendre sur nous votre miséricorde et les eaux abondantes de votre grâce ; soyez béni, Seigneur, pour votre inépuisable charité, et faites que nos cœurs sachent reconnaître la multitude de vos bienfaits et qu'ils ne cessent pas de vous en rendre grâces. Comment surtout, ô mon Dieu, apprécier à sa juste valeur et vous bénir assez pour celui de la communion des saints. Pour ce bien sacré qui nous unit nous, pauvres exilés de la terre, avec vos anges et les bienheureux habitants du ciel, qui nous met en communication, en rapports continuels avec eux, et dépouille la mort de sa plus terrible puissance, en lui ôtant le pouvoir non pas de nous séparer de ceux que nous aimons ici-bas, mais de désunir nos âmes. Elle peut, ô mon Dieu, les arracher de nos bras, mais non pas de nos cœurs, et eux-mêmes en nous quittant emportent dans votre sein l'amour qu'ils nous donnaient ici-bas, et ils deviennent auprès de vous nos avocats et nos protecteurs. Oh ! qu'il est doux, Seigneur, qu'il est cher à mon cœur, ce lien sacré de la communion des saints, qui unit entre eux tous les membres de cette grande famille dont vous êtes le chef, qui relie la terre au ciel et le ciel et la terre au purgatoire, qui fait entrer le pauvre en participation des trésors du riche, qui fait que le fort s'abaisse vers le faible pour le soutenir, que celui qui se repose dans les délices de la patrie se souvient avec amour du pauvre pèlerin de la vie et vient lui tendre une main secourable. Que celui enfin qui mérite encore sur la terre, comme celui qui s'enivre des joies éternelles de votre royaume, s'unissent tous deux pour sécher les larmes des frères que votre justice retient encore loin de vous dans le lieu de l'expiation. Oui, ô mon Dieu, cette douce union des âmes par la foi, l'espérance et la charité, est à la fois notre consolation la plus douce, notre joie et notre espérance; elle sèche les larmes que de cruelles séparations nous font répandre, elle tempère l'amertume de nos regrets, elle nous donne des protecteurs et des amis dont l'affection et le dévouement ne sauraient nous faire défaut, et en nous donnant part à la surabondance des mérites de vos saints elle fortifie dans nos cœurs la douce espérance de participer un jour à leur éternel bonheur. Ainsi soit-il.
EXEMPLE. 
L'illustre vierge du Carmel, dont le Seigneur se plaisait à récompenser le généreux et séraphique amour par les plus intimes et les plus douces communications, se vit en butte à de poignantes et longues afflictions, et ce furent les faveurs dont le Seigneur ne cessait de la combler qui en devinrent l'occasion. Attentive à cacher le don de Dieu, Thérèse tenait ces grâces secrètes et ne s'en ouvrait qu'à ses directeurs, ou à des amis dont les lumières pouvaient suppléer à l'inexpérience qu'elle avait alors des voies surnaturelles ; mais ses confidents divulguèrent Imprudemment son secret, et l'œuvre de Dieu en elle fut ainsi livrée aux appréciations peu éclairées d'une communauté de deux cents religieuses qui, n'ayant aucune connaissance, ni expérimentale ni théorique des voies par lesquelles il plaisait au Seigneur de conduire cette âme d'élite, jugèrent ces voies fausses et dangereuses. Il n'y eut dans le monastère qu'un sentiment à ce sujet : personne ne voulut croire à la réalité des visions de la sainte, l'illusion parut évidente et on tint pour certain qu'elle s'égarait. Elle fut alors soumise à une sorte de persécution morale, sourde, persistante, de tous les jours, de toutes les heures, persécution de tous contre une seule. Que de blessures furent faites alors par les hommes à ce cœur que devait blesser plus tard le glaive embrasé d'un séraphin : aussi, la sainte si discrète , si réservée quand il s'agit des fautes d'autrui, n'a pu dissimuler entièrement ; dans le récit qu'elle a fait de sa vie, les souffrances que lui firent éprouver ces injustes jugements. « Notre-Seigneur, dit-elle, permettait que je fusse en butte à de grandes persécutions et souvent mal jugée en des choses où j'étais innocente. Ailleurs la plainte revêt sous sa plume une expression plus vive, plus douloureuse. "Que de hontes, s'écrie-t-elle, que d'angoisses, que de persécutions et d'alarmes m'a causées l'aveu de ces visions !" En effet, on ne gardait plus à son égard aucune mesure, on parlait de l'exorciser, on prévenait contre elle ses confesseurs, et on la discréditait jusque dans ce sanctuaire secret de cette intimité sacrée, dont la porte n'est ouverte qu'à Dieu seul.
Ce qu'il y avait de plus pénible et de plus douloureux pour Thérèse, c'est que des esprits exempts de préventions et de passions, des esprits droits et éclairés, des hommes d'une piété éprouvée, partageaient à son sujet la manière de voir des religieuses. Ses amis eux-mêmes la condamnaient et persistaient à ne voir dans l'œuvre de Dieu en elle, qu'une œuvre satanique. Ainsi les coups les plus sensibles lui étaient portés par les mains qui lui étaient les plus chères. Un de ses confesseurs lui dit qu'il était clair que ses visions venaient du démon et lui ordonna, lorsque l'esprit de ténèbres se montrerait, de le repousser avec un geste de mépris. C'était mettre la sainte à la plus cruelle des épreuves, car elle savait à n'en pouvoir douter, que celui qu'elle repoussait ainsi avec une apparence de mépris était Notre Seigneur lui-même.
Mais Dieu qui avait permis ces épreuves pour achever de purifier l'âme de son épouse bien-aimée, en la faisant passer par le creuset des tribulations, satisfait de son courage, de sa patience et de sa résignation, lui vint en aide dans le moment où tout paraissait désespéré, en lui envoyant, dans la personne de saint Pierre d'Alcantara, l'ange des consolations.
Dès la première entrevue, Thérèse se sentit soulagée, elle parla au saint en toute confiance, lui ouvrit son cœur, lui rendit compte de sa vie, de son oraison et des merveilleuses faveurs dont Dieu la comblait. Pierre prêtait à ses communications une oreille attentive et semblait tenir à ne pas perdre un mot des confidences qui lui étaient faites ; sa physionomie exprimait l'impression que faisait sur lui les récits de la sainte, et pour la première fois, celle-ci jouissait du bonheur d'être comprise ; elle sentait enfin qu'une âme correspondait à son âme et qu'elle n'était plus seule. Le guide expérimenté dont elle implorait les lumières, entendait sa langue, la parlait et allait pour ainsi dire au-devant de sa pensée. Les chemins peu frayés de la vie contemplative ; étaient familiers à ce guide ; il s'y orientait, il en connaissait les détours, il en signalait les dangers et se montrait capable d'en aplanir au besoin les difficultés. Il assura Thérèse que tout ce qui se passait en elle venait de Dieu, que ceux qui la croyaient dans l'illusion se trompaient et que personne à Avila ne l'avait comprise.
Non content d'avoir rassuré cette âme si longtemps et si cruellement éprouvée et de lui avoir rendu le calme, le saint crut encore devoir redresser et éclairer l'opinion publique à son sujet, et il réussit à dissiper une grande partie des préventions qu'on avait conçues contre elle. Dès ce moment, il s'établit entre ces deux grandes âmes, si bien faites pour se comprendre, une de ces saintes et fortes amitiés qui survivent à la mort, parce que Dieu seul en est le lien, comme il en est le principe et la fin.
Sainte Thérèse ne devait pas jouir longtemps sur la terre du bonheur de cette sainte amitié, car Pierre, épuisé par l'austérité de sa pénitence, devait bientôt aller recevoir au ciel la récompense de ses héroïques vertus. Il tomba malade, et sa sainte amie, instruite de sa maladie, attendait avec anxiété le messager qui devait lui en annoncer le résultat. Le messager ne vint pas ; mais le ciel et la terre, dit saint François de Sales, ne sont point à assez grande distance pour séparer deux cœurs que Dieu a joints. Le jour de la saint Luc, qui était un dimanche, à midi, heure à laquelle la mort frappait à la porte du couvent d'Arénas, Pierre apparut à la séraphique mère, affranchi des liens de la mortalité, plein de majesté et resplendissant de lumière et de gloire. Fidèle à l'amitié jusque dans la mort, il venait consoler l'exilée, lui indiquer encore le chemin de la patrie et lui en faire pressentir les délices et la gloire en lui montrant celle dont il était environné. Mais laissons parler sainte Thérèse. « Depuis sa mort, dit-elle, j'ai reçu de lui des conseils en diverses circonstances, je l'ai vu plusieurs fois éclatant de majesté : dans la première de ces apparitions, il s'écria : Bienheureuse pénitence, qui me procure un tel salaire ! Comme il rendait le dernier soupir, il m'apparut ; il allait, me dit-il, se reposer.
Le terme de cette vie si austère le voilà donc, une éternité de gloire. Depuis qu'il est au ciel il me console beaucoup plus, ce me semble, que sur la terre. Notre-Seigneur me dit un jour, ajoute-t-elle, qu'on ne lui demanderait rien au nom de son serviteur, qu'il ne l'accordât. J'ai très-souvent prié le bienheureux de présenter mes demandes au Seigneur, et je les ai toujours vues exaucées. 
Cet exemple nous prouve d'une manière irrécusable que les saints n'oublient.pas leurs amis dans le ciel, qu'ils les aiment plus encore que sur la terre, et que nous avons en eux de puissants protecteurs.
PRATIQUE.
Prier souvent les saints, avoir confiance en eux, les aimer, les honorer comme les amis de Dieu et nos protecteurs auprès de lui, nous efforcer surtout d'imiter leurs vertus.

MÉDITATIONS
PREMIÈRE MÉDITATION
ESPRIT DE FOI DES SAINTS.
Mon juste vit de la foi.
Ier Point. La foi est une vertu surnaturelle par laquelle nous croyons fermement les vérités que Dieu nous a révélées et qu'il nous propose de croire par son Église, c'est un don de Dieu, une vertu infusée dans notre âme par le saint baptême, un flambeau divin allumé au fond de notre cœur par le souffle de l'Esprit saint pour nous éclairer et diriger notre marche dans notre pèlerinage du temps à l'éternité. L'esprit de foi est une habitude de l'âme, qui, en toutes choses, en tout temps, et dans toutes les circonstances de la vie, conforme ses pensées, ses jugements, ses actions à sa croyance. La foi est souvent en nous comme une lumière cachée dans les ténèbres, l'esprit de foi brille au milieu de toutes les obscurités, c'est une lumière luisante et ardente qui nous guide et nous l'embrase. La foi a été déposée en nous à l'état de germe au jour de notre baptême, l'esprit de foi, développe, fait fleurir et fructifier ce germe divin.
Les saints n'ont pas seulement possédé la foi à un degré héroïque, ils ont eu encore l'esprit de foi ; cet esprit essentiellement pratique était la vie et, pour ainsi dire, l'âme de leur âme, il était la règle de leurs pensées, de leurs jugements, de leurs actions. C'est lui qui leur faisait voir Dieu en tout, qui leur apprenait à n'agir que pour lui, à n'attacher de prix qu'à sa grâce et à son amour, à mépriser tout ce que le monde estime, à estimer tout ce qu'il méprise, à ne juger enfin de toutes les choses de la terre qu'au point de vue de l'éternité. C'est cet esprit de foi qui a donné aux martyrs le courage de supporter sans faiblir les cruels tourments qu'on leur faisait endurer. C'est lui qui a peuplé les déserts de cette multitude de solitaires dont la vie était plus angélique qu'humaine, c'est encore lui qui a inspiré à tant de vierges chrétiennes le courage de renoncer à tous les biens, à toutes les espérances, à toutes les joies de la terre, pour aller dans la solitude des cloîtres consacrer leur vie tout entière à l'Époux divin dont elles avaient fait choix. C'est lui enfin qui a conservé purs, au milieu du monde, les saints qui s'y sont sanctifiés, qui les a préservés de son esprit, mis à l'abri de ses séductions et de ses dangers, rendus insensibles à ses promesses, à ses offres les plus brillantes, comme à son mépris, à ses censures et à ses menaces.
Mon juste vit de la foi, a dit l'éternelle vérité, et cette parole divine s'est réalisée pour tous les saints ; ils ont réellement vécu de la foi, elle était en quelque sorte l'air qu'ils respiraient, l'aliment et la vie de leur âme, le battement de leurs cœurs. Tout raisonnement qui combattait leur foi était aussitôt jugé et condamné par eux. Tout acte en opposition avec elle leur inspirait une souveraine horreur. Elle était la règle infaillible qu'ils appliquaient à tous leurs doutes, à toutes leurs décisions, à toutes leurs démarches. C'était l'esprit de foi dont leur âme était pénétrée qui les rendait avides de croix et d'humiliations, joyeux dans les souffrances, courageux dans les sacrifices, intrépides dans les dangers, invincibles dans les combats. C'était lui, enfin, qui les détachait des biens périssables de la terre, qui leur faisait regarder la vie présente comme un douloureux exil et le ciel comme la vraie patrie vers laquelle ils soupiraient sans cesse.
IIe Point. Héritiers de la foi des saints, la prenons-nous comme eux pour règle de notre vie et de notre conduite. Vivons-nous de cette foi divine ? Avons-nous l'esprit de foi ? Est-ce lui qui nous guide et nous dirige dans toutes nos voies ? Hélas ! nous n'oserions le dire, car trop souvent nos œuvres donneraient un démenti à nos paroles. Ne sont-elles pas à chaque instant en contradiction avec notre croyance ? Sans doute nous croyons encore, nous ne renions pas formellement la foi de notre baptême, mais si nous ne disons pas avec nos frères séparés, que la foi sans les œuvres suffit pour être sauvé, nous agissons comme si nous le croyions comme eux. Jetons un coup d'œil sur toutes les actions de notre vie, et voyons si elles sont, ou ne sont pas vivifiées par l'esprit de foi.
Nous prions, mais sans attention, sans ferveur, et le Seigneur peut dire de nous ce qu'on disait du peuple juif : Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. Nous nous approchons des sacrements, mais nos confessions sont faites le plus souvent par routine, sans contrition, sans ferme propos ; aussi ne produisent-elles aucun amendement dans notre vie. Dieu veuille que nos communions ne se fassent pas ainsi sans préparation, sans amour, sans cet esprit d'humilité, de reconnaissance, d'ardente ferveur qui animait les saints et les faisait non pas seulement communier au corps et au sang de Jésus-Christ, mais à tous les sentiments de son cœur adorable. Nous souffrons, mais sans résignation; nous agissons, mais trop souvent c'est sans but, sans le faire pour Dieu, sans que sa gloire et son amour soient le mobile de nos actions. Enfin notre vie est molle, sensuelle, immortifiée, et nous n'avons nul souci d'enlever par violence le royaume des deux. Cependant la foi nous enseigne que ceux-là seuls le ravissent qui se font une loi du renoncement à eux-mêmes, des combats, des sacrifices, non pas à certains jours, dans certaines circonstances, mais tous les jours, à chaque instant, dans les grandes comme dans les petites occasions.
0 mon Dieu ! donnez-moi cet esprit de foi qui animait tous vos saints, accordez-moi la grâce d'en faire, comme eux, la règle de ma vie et de ma conduite, afin que mes œuvres vivifiées par lui soient dignes de vous et méritoires pour le ciel. Ainsi soit-il.

PRATIQUE.
Penser, juger de toutes choses au point de vue de la foi, agir en tout par esprit de foi.
DEUXIÈME MÉDITATION
ESPRIT DE CONFIANCE DES SAINTS.
Seigneur, j'ai mis mon espérance en vous el je ne serai pas confondu.
Ier Point. L'espérance est comme la foi, une vertu théologale, c'est un don surnaturel de Dieu par lequel nous espérons avec une ferme confiance qu'un jour il nous donnera le ciel non à cause de nos propres mérites, mais parles mérites de Jésus-Christ, et qu'il nous accordera également pendant notre vie toutes les grâces nécessaires pour nous faire atteindre le but où nous aspirons. L'espérance est la plus douce de toutes les vertus chrétiennes, elle enflamme notre courage, elle soutient notre ferveur et nous console dans les peines et les épreuves de la vie par l'espoir des biens à venir.
Mais si l'espérance est douce, la confiance en Dieu a quelque chose de plus doux encore ; elle naît de l'espérance, elle est comme le parfum de cette fleur céleste, c'est elle qui porte l'âme à tout attendre de la bonté de Dieu, à s'abandonner entièrement à lui, à remettre entre ses mains tous ses intérêts spirituels et temporels, à se confier enfin à lui et à se reposer sur son sein comme l'enfant a reposé sur celui de sa mère.
Tous les saints ont eu l'espérance, tous l'ont pratiquée dans tout ce qu'elle a de plus héroïque et de plus élevé. Combien ont triomphé par elle des plus affreuses tentations de désespoir et ont déjoué par leur inébranlable confiance toutes les ruses de l'ennemi qui s'efforçait de l'arracher de leurs cœurs ; mais outre l'espérance, tous ont été animés de cet esprit de confiance qui, en leur faisant envisager Dieu comme le meilleur et le plus tendre de tous les pères, comme le plus fidèle et le plus dévoué de tous les amis, remplissait leur âme d'une paix profonde, d'une joie inaltérable, que ne pouvaient leur ravir ni les contradictions, ni les obstacles qu'ils rencontraient souvent à l'exécution des œuvres qu'ils entreprenaient pour la gloire de Dieu, parce que c'était de lui seul et non pas des hommes qu'ils attendaient du secours, en lui seul qu'ils se confiaient pour la réalisation de leurs entreprises. Aussi ce divin secours ne leur manquait jamais et les grandes œuvres qu'ils ont faites, attestent que leur confiance ne fut pas vaine et nous montrent ce qu'ils peuvent avec l'aide de Dieu.
Cet esprit de confiance filiale, qui rendait les saints si chers et si agréables à Dieu, brillait surtout en eux lorsqu'ils avaient eu le malheur de commettre quelque faute. Loin de se décourager, comme nous le faisons si souvent après les nôtres, ils s'humiliaient et se relevaient à l'instant par un repentir plein d'amour ; ils couraient se jeter avec une entière confiance entre les bras de celui qu'ils avaient offensé, bien sûrs qu'ils en seraient accueillis avec tendresse et que sa main divine essuierait avec bonté les larmes que leur faisait répandre le regret de lui avoir déplu. Leurs fautes n'étaient pas graves, il est vrai, elles n'étaient que de légères imperfections, de ces fautes de surprise inévitables à la fragilité humaine, mais l'amour les grossissait à leurs yeux, et alors même qu'elles eussent eu réellement la gravité qu'ils y attachaient, elles n'eussent pas davantage altéré leur confiance, parce qu'ils connaissaient à la fois et leur faiblesse et l'infinie miséricorde de Dieu.
Ils se confiaient également en Dieu dans tous leurs besoins temporels ; souvent le Seigneur se plaisait à éprouver leur confiance, en permettant qu'ils manquassent des choses les plus nécessaires à la vie, mais la nécessité où ils se trouvaient, ne faisait que l'accroître ; ils s'adressaient à Dieu comme des enfants s'adressent à leur père dans leurs besoins, et cette confiance qui ravissait le cœur de Dieu n'était jamais déçue , et fallût-il un miracle pour qu'elle ne le fût pas, le miracle leur était accordé. Ainsi, un jour que sainte Thérèse manquait de pain pour nourrir ses religieuses, l'heure du dîner étant venue, elle s'adressa avec confiance à son divin Époux et n'en fit pas moins mettre à table la communauté. Pendant qu'elle disait le Benedicité devant cette table vide, on sonna à la porte du monastère et une personne inconnue remit à la portière une grande corbeille remplie de pain et de provisions. La même chose eut lieu pour saint Pierre d'Alcantara. Un jour, où il ne savait pas comment nourrir sa communauté, il s'adressa à Dieu avec cette foi vive et cette confiance qui obtiennent des prodiges, et sa prière n'était pas achevée que deux mulets chargés de pain et de tout ce qui était nécessaire aux religieux, s'arrêtaient à la porte du couvent.
IIe Point. Il semble que la confiance devrait être la vertu naturelle des personnes pieuses, et cependant nous ne craignons pas de le dire, il n'en est point qui leur soit aussi étrangère, et tandis qu'on voit les pécheurs, ceux-là même qui ont tout à craindre de la justice de Dieu, pleins d'une confiance présomptueuse, se tenir assurés de leur salut et dans leur déplorable illusion dire bien haut que Dieu est trop bon pour les perdre, comme si la bonté de Dieu lui ôtait sa justice et leur assurait l'impunité. Les personnes dont je parle tremblent au contraire où il n'y a pas lieu de trembler, et par une autre illusion, moins dangereuse, mais aussi déplorable que la première, elles oublient la miséricorde de Dieu pour ne s'occuper que de sa justice. Elles ne voient ce Dieu si plein de bonté et d'amour pour elles que comme un juge sévère, inexorable, toujours armé de foudre et prêt à les punir pour les plus légères fautes.
Rien n'est plus funeste à ces pauvres âmes que cette crainte sans fondement ; autant la confiance dilate le cœur et facilite la pratique des vertus chrétiennes, autant cette crainte excessive le resserre et la rend difficile. Les âmes dominées par elle ne connaissent pas la douceur du joug du Seigneur, leur vie s'écoule dans la tristesse, dans le trouble, sans qu'elles goûtent jamais les joies si pures de la vraie piété et de l'amour de Dieu. Bien plus elles contristent l'Esprit saint en elles et refusent sans cesse de se livrer à cet esprit divin qui est paix et amour, elles ne font que se traîner dans les voies de la perfection et n'arrivent jamais au degré de sainteté où elles seraient parvenues, si elles eussent eu plus de confiance. Ah! connaissez donc mieux, pauvres âmes, la bonté de votre Dieu. Il vous aime, il ne veut que votre amour. Il ne s'est révélé à vous que par ses bienfaits, par sa tendresse, cessez donc de le craindre et de blesser le cœur de votre adorable Sauveur par des défiances injurieuses à sa bouté, quelles qu'aient été vos fautes dans le passé, quelque grande que soit encore votre faiblesse dans le présent, confiez-vous en la miséricorde de celui qui s'est fait votre caution auprès de son père. Les mérites de Jésus sont plus grands que vos fautes et le sang de la rédemption a coulé avec assez d'abondance pour les laver et les effacer toutes.
A l'exemple de vos saints, je veux me confier entièrement en vous, ô mon Dieu, tout attendre, tout espérer de votre bonté, remettre ,entre vos mains tous mes intérêts spirituels et temporels. Vous êtes mon père, mon protecteur, mon ami le plus vrai, le plus tendre, le plus dévoué ; en me confiant en vous je n'ai pas à craindre les déceptions qu'on trouve si souvent auprès des amis de la terre , et je suis assurée que ma confiance en vous sera toujours la mesure de vos bienfaits. Ainsi soit-il.
PRATIQUE.
Bannir de son âme la crainte qui la resserre et l'empêche de se confier en Dieu. Dans toutes les circonstances pénibles ou difficiles de la vie, lui demander son secours et l'attendre avec une entière confiance.

TROISIÈME MÉDITATION
ESPRIT D'AMOUR DES SAINTS.
Aimez et faites ce que vous voudrez,
(S. Augustin.)
Ier Point. La charité est la troisième des vertus théologales ; elle est comme l'âme, la vie, la couronne des deux autres. L'âme qui possède cette vertu divine, aime Dieu par-dessus tout, le préfère à tout, le voit et le cherche en tout ; elle est prête à se sacrifier pour ses intérêts, pour sa gloire ; elle n'a qu'une seule crainte, celle de lui déplaire ; un seul désir, celui de lui être agréable, et ne voyant dans le prochain que les créatures de Dieu, dans l'âme desquelles il a gravé sa divine image ; elle les aime comme elle-même pour l'amour de Dieu, et toujours en vue de Dieu.
L'amour de Dieu est ce feu céleste que le Verbe incarné est venu allumer sur la terre et qu'il désirait si ardemment voir embraser tous les cœurs. Les premières étincelles de ce feu sacré ont été déposées dans nos âmes au jour de notre baptême, et depuis, les grâces de Dieu,les inspirations de l'Esprit saint n'ont pas cessé de chercher à les développer en elles. Mais hélas ! combien d'âmes les étouffent, au lieu de coopérer aux miséricordieux desseins du Seigneur sur elles, résistent à toutes ses grâces et passent leur vie dans l'indifférence et l'oubli de celui qu'elles devraient aimer uniquement , qu'elles étaient destinées à aimer éternellement dans le ciel.
Il n'en a pas été ainsi des saints, tous ont aimé Dieu avec une sainte passion ; leurs âmes, tout embrasées du feu céleste du divin amour, n'aspiraient qu'à le voir croître, se développer en elles jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement consumées. Ces âmes héroïques aspiraient l'amour de Dieu pour s'en remplir tout entières, elles le respiraient pour le répandre partout autour d'elles ; elles vivaient de lui, et ce divin amour était à la fois leur joie et leur tourment : leur joie, parce qu'elles trouvaient un charme, un bonheur qu'il faut expérimenter pour le comprendre, à aimer l'objet seul véritablement aimable ; leur tourment, parce qu'elles languissaient loin de lui et que la vie présente ne leur paraissait qu'un long et douloureux exil, où elles étaient encore exposées à offenser et à perdre celui qu'elles aimaient uniquement. Aussi, loin de désirer la prolongation de cet exil, elles soupiraient avec une sainte ardeur après le moment où la mort viendrait briser les liens qui les attachaient à leur prison d'argile et les mettrait pour toujours en possession de l'objet de leur amour.
D'après cela, il est facile de comprendre que les saints n'aient agi que par amour pour Dieu. Ce sentiment divin était en effet le mobile de toutes leurs actions ; c'était lui qui les vivifiait toutes, qui leur donnait à toutes, même aux plus petites, aux plus indifférentes en elles-mêmes, une valeur qui les rendait grandes et précieuses devant Dieu, valeur qu'elles n'eussent eue qu'à un bien moindre degré, si elles eussent eu pour principe des motifs moins nobles et moins parfaits. Ainsi, c'était par amour pour Dieu que les saints priaient et accomplissaient tous leurs devoirs religieux, cherchant dans l'accomplissement de ces devoirs sacrés, non leur satisfaction personnelle, mais celle de Dieu, non les consolations du divin amour, mais la gloire et le bon plaisir de celui qu'ils aimaient, non pour ses dons, mais pour lui-même. C'était encore par amour que les saints se mortifiaient, qu'ils se livraient à de si rudes pénitences, qu'ils se privaient des satisfactions les plus légitimes ; c'était par amour qu'ils fuyaient le monde, ou qu'ils consentaient à y vivre selon les desseins de Dieu sur eux ; par amour enfin qu'ils se dévouaient au service du prochain, usant leur vie dans l'exercice du zèle, de la charité et du dévouement, s'oubliant toujours eux-mêmes dans tout ce qu'ils faisaient pour Dieu, cherchant bien moins à acquérir des mérites qu'à le contenter et à procurer sa gloire.
IIe Point. Hélas ! que notre amour pour Dieu est loin de ressembler à celui des saints ; qu'il est éloigné d'avoir sa générosité et son désintéressement! Nous nous recherchons nous-mêmes jusque dans les services que nous rendons à ce bon maître, nous nous aimons nous-mêmes bien plus que nous n'aimons Dieu, et nous rapportons en quelque sorte Dieu à nous, au lieu de nous oublier pour lui. Nous croyons que l'amour divin ne consiste que dans le sentiment, dans les consolations qu'il procure quelquefois, et c'est ce sentiment et ces consolations que nous voulons, bien plus que l'amour réel. Si nous prions, si nous communions, nous voulons sentir, être consolés ; et si nous ne le sommes pas, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous éloignons même quelquefois de la prière et de la sainte communion, montrant assez par là que nous ne cherchions que notre satisfaction et non celle de Dieu. L'âme qui aime véritablement ne cherche que Dieu et son bon plaisir. Peu lui importe de jouir ou de souffrir, pourvu qu'elle le contente, qu'elle le glorifie ; elle est satisfaite et ne demande rien de plus.
Dans tout ce que nous faisons pour Dieu, notre intérêt personnel est presque toujours le motif qui nous fait agir : nous ne pensons d'abord qu'à acquérir des mérites , la gloire de Dieu ne semble être pour nous qu'un accessoire. Nous, nos intérêts d'abord, Dieu, sa gloire ensuite. Ah ! sans doute, il n'est pas défendu de chercher à acquérir des mérites, cela nous est même ordonné, et c'est un devoir pour nous de le faire. Mais si nous aimions Dieu davantage, si notre amour pour lui était plus généreux, plus désintéressé, nous nous oublierions davantage, et loin d'y perdre, nous y gagnerions ; nos mérites comme ceux des saints en deviendraient plus grands. Comme eux, efforçons-nous donc d'agir toujours par amour pour Dieu, ce motif ennoblira, sanctifiera toutes nos actions, il les rendra et plus agréables à Dieu et plus méritoires pour nous.
Oui, ô mon Dieu, aidé de votre grâce , je ne veux plus agir que pour votre amour ; je ne veux plus chercher dans tout ce que je ferai pour vous, à me contenter moi-même, mais uniquement à vous plaire et à vous glorifier. Dussé-je vous servir sans goûts, sans consolations sensibles, peu importe. La seule grâce que je vous supplie de vouloir bien m'accorder, ô mon Dieu, est celle de votre amour, mais d'un amour fort, généreux, désintéressé. Ainsi soit-il.
PRATIQUE.
S'étudier à faire toutes ses actions par amour pour Dieu.
QUATRIÈME MÉDITATION
ESPRIT DE PAUVRETÉ ET DE DÉTACHEMENT DES SAINTS.
Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux.
Ier Point. Quand Dieu remplit toute la capacité d'une âme, quand il l'éclaire de sa divine lumière, quand cette âme aime Dieu réellement , ardemment , elle se détache comme naturellement de toutes les choses créées, et ne regarde qu'avec un généreux mépris ces biens périssables de la terre, que les partisans du monde convoitent avec tant d'ardeur et se disputent avec une insatiable avidité. Elle se détache également des créatures, parce que les perfections qu'elle trouve en Dieu la ravissent et l'empêchent de se laisser séduire par ce qu'elle voit de bon ou d'aimable en elles. Elle préfère le soleil à ce qui n'en est qu'un pâle reflet, et n'abandonne pas la réalité pour poursuivre une ombre trompeuse. L'homme qui possède un trésor le laisse-t-il pour courir après une pièce de monnaie sans valeur ?
Tout remplis de Dieu, tout brûlants de son amour, les saints trouvaient en lui le rassasiement de leur âme. Le trésor divin qu'ils possédaient et dont ils espéraient jouir bientôt dans la bienheureuse éternité, détachait leur cœur de toutes les choses de la terre et leur faisait mépriser ses biens périssables. Richesses, plaisirs, honneurs, tout cela n'était rien pour eux ; ils jugeaient toutes ces choses à la lumière de la foi, et cette divine lumière leur faisait comprendre que ce qui passe avec le temps n'est pas capable de satisfaire une âme immortelle; que tous ces biens trompeurs que convoite le cœur de l'homme, laisse le vide en lui quand il les possède, et ne sauraient jamais lui donner le bonheur. Aussi voyons-nous tous les saints qui ont possédé des richesses, en être détachés de cœur, les posséder comme ne les possédant pas, s'humiliant sans cesse de ce que le Seigneur ne les avait pas jugés dignes de partager la sainte pauvreté de son divin Fils, et les employer, non à se procurer les aises de la vie et des jouissances sensuelles, mais à faire du bien, en les répandant largement dans le sein des pauvres. D'autres, et c'est le plus grand nombre, se sont dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, pour suivre de plus près Jésus-Christ pauvre et dénué de tout, estimant sa divine pauvreté un trésor plus précieux que tous ceux qu'ils abandonnaient pour son amour.
Les saints étaient également détachés des créatures. Sans doute ils ne répudient pas les affections légitimes ; ils aimaient autant et plus que nous leurs parents et leurs amis; mais ils les aimaient en Dieu et pour Dieu, et quand il le fallait ; pour répondre à ses desseins sur eux, ils n'hésitaient pas à briser leurs cœurs, en rompant tous les liens du sang et de la nature pour répondre à l'appel du divin maître. lit puis, les saints savaient combien sont fragiles et inconstantes les affections humaines. Aussi ne comptaient-ils pas sur les créatures; ils ne comptaient, ne s'appuyaient que sur Dieu, comme sur le seul appui solide , sachant bien que tous les autres moyens manquent et s'écroulent souvent au moment où le cœur s'y repose avec laplus entière sécurité.
IIe Point. Dieu remplit-il notre cœur comme il remplissait celui des saints ? Sommes-nous détachés comme eux des biens périssables de la terre ? Hélas ! nous n'oserions pas le dire, car Dieu est loin de nous suffire, notre cœur veut avec ce bien suprême posséder encore d'autres biens ; il est avide, insatiable, il veut avoir, avoir encore; ce qu'il a ne le contente jamais, et il aspire toujours à posséder ce qu'il n'a pas. Pauvres, nous gémissons de cette pauvreté que nous devrions regarder comme une grâce dont nous sommes indignes. Nous en murmurons, nous envions le sort des riches, et nous nous efforçons d'acquérir ces richesses qui nous serons si vite enlevées par la mort. Sommes-nous riches, nous voulons l'être davantage encore, nous employons ces richesses que notre divin Maître a maudites, à satisfaire à toutes les exigences de la vanité et d'un luxe toujours croissant, à nous donner tout le bien-être de la vie matérielle , toutes les jouissances du sensualisme le plus raffiné, nous nous créons des besoins factices, et quand on nous parle de donner aux pauvres notre superflu, nous nous trouvons ne pas en avoir; nos prétendus besoins ou plutôt nos dispendieux caprices, ont tout absorbé et nous sommes aussi parcimonieux pour les membres souffrants de Jésus-Christ, que nous avons été prodigues pour nous-mêmes.
 Je sais bien que parmi les riches, les personnes réellement pieuses font ordinairement un meilleur usage de leurs richesses. Mais en sont-elles réellement détachées ? Elles le croient et disent de bonne foi qu'elles n'y tiennent pas et qu'elles consentiraient volontiers à en faire le sacrifice, si Dieu l'exigeait d'elles. Mais qu'il leur survienne un revers de fortune, qui les dépouille seulement d'une partie de ces biens auxquels elles croyaient ne pas être attachées, elles sont inconsolables, et la douleur qu'elles en éprouvent montre assez qu'elles ne les possédaient pas sans attache.
Nous sommes aussi attachés aux créatures que nous le sommes aux biens de la terre, nous cherchons en elles notre satisfaction, notre bonheur, nous les aimons pour elles-mêmes, pour nous surtout, et Dieu est bien rarement le principe et la fin de nos affections. De là cette foule de déceptions, de mécomptes qui empoisonnent notre vie et nous font trouver d'amères douleurs là où nous n'attendions que de la joie et du bonheur.
Remplissez toute la capacité de mon cœur, ô mon Dieu, afin qu'il ne cherche plus qu'en vous seul sa joie, sa consolation, son bonheur. Détachez-le de tous ces biens, qui ne sauraient le satisfaire, puisque vous l'avez créé pour vous seul et que ce n'est qu'en vous qu'il peut trouver la paix et le rassasiement de ses désirs. Ainsi soit-il.
PRATIQUE.
Mépriser les biens de terre et ne pas y attacher son cœur.
CINQUIÈME MÉDITATION
ESPRIT DE PRIÈRE DES SAINTS.
Il faut prier sans cesse.
Ier Point. La prière est le moyen qui met l'homme en communication avec Dieu, le poids mystérieux qui abaisse le créateur vers sa créature, l'aimant qui l'attire vers elle, c'est sur ses ailes que nous nous élevons vers Dieu, et c'est par elle que notre cœur se rattache, se lie et s'unit étroitement à celui de notre Père céleste. De nous-mêmes nous n'avons rien, nous sommes l'indigence et la faiblesse même, mais la prière est la clé qui nous ouvre les trésors de la grâce et de la miséricorde divine, et avec elle nous devenons riches et forts. De nous - mêmes encore nous ne pouvons rien, nous sommes par nous-mêmes incapables de tout bien, mais avec la prière nous devenons puissants de la puissance de Dieu même et nous pouvons, aidés de sa grâce qu'elle nous obtient toujours, accomplir les plus grandes choses.
Tous les saints ont été pénétrés de ces vérités, tous ont connu les avantages inestimables de la prière, et on peut dire que leur vie à tous n'a été qu'une ardente et incessante prière. La prière n'était pas seulement leur refuge aux jours de la tentation, leur consolation dans ceux de l'épreuve, leur lumière dans les doutes et les incertitudes, elle était encore leur joie, leurs délices, la respiration et la vie de leur âme. Ne pas prier leur eût été aussi difficile qu'il nous est quelquefois difficile à nous de le faire. Le temps qu'il consacrait à ce saint exercice leur paraissait toujours trop court; ils le voyaient arriver avec plaisir et finir avec peine, parce que la prière n'était pour eux qu'un doux épanchement de leurs cœurs dans le sein du meilleur et du plus tendre des pères, qu'une intime et délicieuse conversation avec le divin objet de leur amour. C'était là que Dieu se communiquait à eux, qu'il leur découvrait ses secrets comme à de fidèles amis, qu'il leur manifestait ses grandeurs, ses amabilités, ses perfections infinies, qu'il les enivrait enfin des consolations et des délices de son amour. Aussi nous voyons saint Antoine, après avoir passé la nuit entière en prières, se plaindre de ce que le soleil venait par sa lumière interrompre la douceur de ses entretiens avec Dieu et troubler la paix de sa délicieuse contemplation que favorisaient les ombres de la nuit. Nous voyons encore le séraphin d'Assise passer aussi les nuits entières dans de sublimes ravissements, répétant pour toute prière ces seuls mots : Mon Dieu! mon tout! les disant, les redisant sans cesse, toujours avec de nouvelles joies, de nouveaux transports d'amour. Ah ! c'est que ces mots qui ne disent rien au cœur qui ne sait pas aimer, apportaient au sien tous les parfums, tous les enivrements du ciel.
Mais ce n'était pas assez pour les saints d'avoir des temps spécialement consacrés à l'oraison et à la prière, ils priaient en tout temps, en tous lieux, parce que Dieu était toujours présent à leur esprit et à leur cœur. Les occupations mêmes les plus dissipantes ne les détournaient pas de sa divine présence et n'agissant jamais que pour lui, pour son amour et pour sa gloire, toutes leurs actions et par-là même leur vie toute entière n'était qu'une prière continuelle.
IIe Point. Que nous sommes loin encore de ressembler aux saints sous ce rapport. La prière n'est le plus souvent pour nous qu'un exercice fatiguant et ennuyeux. Loin d'en faire nos délices, nous voyons peut-être arriver avec peine le temps que nous y consacrons, nous y apportons un esprit dissipé, rempli de pensées étrangères à Dieu, de mille préoccupations qui absorbent nos pensées et ne nous en laissent point pour Dieu ; ou bien nous nous creusons la tête pour arranger des phrases, nous nous épuisons pour exciter dans notre cœur quelques sentiments d'amour sensible, comme si Dieu exigeait de nous toutes ces choses ; il ne nous demande pas des discours étudiés, des phrases arrangées avec art, encore moins exige-t-il de nous des sentiments qu'il ne dépend pas de nous de nous procurer ; ce qu'il veut c'est que nous lui parlions avec confiance, avec simplicité, comme un enfant parle à sa mère, un ami à son ami. Le langage de notre cœur, voilà celui que Dieu aime et auquel il prête l'oreille. Laissons donc notre cœur s'épancher doucement en sa présence, parlons à notre Dieu avec un abandon tout filial, parlons-lui de tout ce qui nous intéresse, de nos misères spirituelles et temporelles, exposons-lui naïvement nos besoins, nos anxiétés, nos craintes, nos faiblesses, les défaillances de notre âme, parlons-lui encore de nos joies, de nos douleurs, et demandons-lui de sanctifier les unes et d'adoucir les autres. Si nous agissons ainsi la prière nous deviendra comme aux saints facile et agréable, et nous y trouverons notre force et notre consolation.
Imitons-les encore en faisant toutes nos actions pour Dieu, en conservant le recueillement intérieur et le souvenir de sa sainte présence au milieu de toutes nos occupations, en élevant de temps en temps notre cœur vers lui par quelque courte et fervente aspiration et nous acquerrons ainsi cet esprit de prière qui, en sanctifiant notre vie, en adoucira aussi les amertumes et les peines.
Donnez-le moi, ô mon Dieu, cet esprit de prière que votre grâce et votre amour inspirent, il est comme naturel à l'âme qui vous aime ardemment ; mais la mienne est si froide, si languissante, que je ne puis l'avoir si vous-même ne me le donnez, j'espère cette grâce, Seigneur, de votre infinie bonté. Ainsi soit-il.
PRATIQUE.
Offrir chacune de ses actions à Dieu, élever souvent son cœur vers lui par quelque courte et fervente aspiration.
SIXIÈME MÉDITATION
UNION DES SAINTS AVEC JÉSUS-CHRIST.
Je suis la vigne et vous êtes les branches.
1er Point. L'amour aspire à l'union et celui qui aime véritablement n'a qu'un seul but, un seul désir, s'unir à celui qu'il aime. L'amour unit les cœurs, les volontés, et si nous aimons fortement, nous prenons, même à notre insu les sentiments, la manière de voir, les inclinations de la personne que nous aimons, nous pensons comme elle, nous voulons ce qu'elle veut, nous jugeons des choses comme elle en juge elle-même, en un mot, nous semblons ne plus vivre de notre vie, mais de la sienne.
Jésus, notre aimable et adorable Sauveur, a été l'objet de l'amour de tous les saints, tous l'ont aimé avec une sainte, une céleste passion, et l'amour divin produisait en eux, mais à un degré bien supérieur, les mêmes effets que l'amour humain produit entre les créatures. Il ne les unissait pas seulement à Jésus, il les transformait en lui, et chacun d'eux pouvait répéter avec vérité ces paroles du grand apôtre : Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. En effet, Jésus vivait réellement en eux, il continuait dans les uns sa vie cachée, dans les autres sa vie active, dans ceux-là sa vie souffrante, dans tous sa vie d'union à son Père céleste, et de parfaite conformité à toutes ses volontés.
On peut dire que les saints aspiraient Jésus par toutes les tendances, les aspirations de leur âme; ils se remplissaient de lui par la méditation, par l'étude continuelle de son saint Évangile ; ils le respiraient au dehors en répandant sur tous ceux qui les approchaient le feu sacré qui consumait leurs cœurs, et dont ils auraient voulu en quelque sorte pouvoir incendier l'univers. Ils ne pouvaient s'occuper que de Jésus, ils le voyaient, le cherchaient en tout, ils ne pouvaient aimer que lui, ses goûts étaient leurs goûts, et par là même la pauvreté, les humiliations, les croix, les souffrances, faisaient leurs délices. Ils ne voulaient que ce voulait Jésus, ne jugeaient de toutes choses que d'après ses jugements, ils n'agissaient que selon ses intentions, et toujours pour sa gloire et le salut des âmes. En un mot, on peut dire avec vérité que Jésus aimait par le cœur de ses fidèles amis, qu'il voulait par leur volonté, qu'il pensait par leur esprit, qu'il voyait par leurs yeux, parlait par leurs bouches et agissait par leurs mains, et cette divine union qui devenait tous les jours plus douce, plus forte et plus intime, devenait en eux le principe des plus héroïques vertus et de la haute sainteté à laquelle ils sont parvenus.
IIe Point. Jésus a fait pour nous ce qu'il a fait pour les saints. Il est pour nous ce qu'il était pour eux, notre sauveur, notre rédempteur, notre ami, notre frère. Il nous aime comme il les a aimés, nous accorde les grâces qu'il leur accordait et voudrait s'unir à nous, vivre en nous, comme il vivait en eux ; et il nous le prouve en se donnant à nous si souvent dans son Eucharistie et en se faisant dans cet adorable sacrement, le compagnon de notre exil comme il était celui des saints.
Mais si Jésus fait pour nous ce qu'il a fait pour ses saints, s'il nous aime comme il les aimait, que nous sommes loin de faire pour lui ce qu'ils ont fait et de l'aimer comme ils l'aimaient : Hélas! avouons-le à notre honte, notre amour pour Jésus est faible, sans générosité et sans courage, nous pensons rarement à lui, notre volonté est bien souvent opposée à la sienne, nous estimons ce qu'il méprise et nous méprisons ce qu'il estime, nous en avons horreur. Nous consentirions volontiers à le laisser vivre en nous, mais à la condition qu'il y vivrait de la vie glorifiée dont il vit dans le Ciel et qu'il nous en ferait partager les délices ; mais s'il se présente à l'entrée de notre âme avec sa croix, s'il nous fait entendre qu'il veut continuer en nous se vie de souffrances, de sacrifices, d'immolation, nous refusons de nous associer à ses douleurs, d'être victimes avec lui ; et en lui refusant l'entrée de notre âme, en lui en fermant la porte nous nous fermons à nous-mêmes les voies de la sainteté à laquelle sa grâce nous appelait. Ah ! qu'il n'en soit plus ainsi, ouvrons-la lui bien large celte porte de notre âme, laissons-le vivre de notre vie, il nous fera vivre de la sienne, abandonnons-lui notre être tout entier, ne mettons aucun obstacle à ses desseins sur nous; peu importe par quels moyens il nous unisse à lui, que ce soit par la souffrance, par les sacrifices ou par les joies et les consolations de son amour, les moyens quels qu'ils soient doivent nous être indifférents, la fin seule doit être l'objet de nos préoccupations, de nos désirs et de nos efforts.
0 Marie, auguste reine des saints, vous qui avez vécu dans une union si parfaite avec votre divin Fils, vous qui avez eu une si entière conformité de goûts, de pensées, d'affection et de volonté avec lui que votre âme et la sienne semblaient n'être qu'une seule âme qui animait deux corps, obtenez-moi je vous en conjure la grâce de participera votre esprit d'union et de conformité avec Jésus, faites-moi vivre de sa vie, vouloir par sa volonté, penser par son esprit et aimer par son cœur, afin qu'après lui avoir été unie pendant ma vie sur la terre, je lui sois encore éternellement unie dans le ciel. Ainsi soit-il.
PRATIQUE.
Faire chacune de ses actions en union avec Jésus.
PRÉPARATION A LA SAINTE COMMUNION
POUR LE JOUR DE LA TOUSSAINT
Ce jour, ô mon Dieu est une fête de famille et l'Église en nous conviant à élever nos regards vers le ciel pour y contempler ceux de ses enfants que vous couronnez dans la gloire, nous invite à nous associer par la pensée et par le cœur au bonheur de nos frères dans la foi et à nous souvenir que ce bonheur nous est destiné comme à eux, mais qu'il doit être le prix de nos efforts, de nos combats et de nos sacrifices.
Qu'elle est douce, Seigneur, qu'elle est consolante cette pensée du bonheur que vous nous réservez dans votre royaume. Ah! comme elle relève le courage de l'âme abattue par les tristesses et les douleurs par fois si poignantes de l'exil, ces larmes se sèchent quand l'espérance vient comme un astre bienfaisant projeter ses purs et célestes rayons sur le ciel nébuleux de sa vie. Qu'il lui est doux de se dire : Je souffre, je suis éprouvée, je gémis ici-bas dans l'abandon, la tristesse et le deuil; mais Jésus voit mes larmes, il entend mes soupirs, il les compte et encore quelques jours, quelques instants peut-être et sa douce main essuiera pour jamais les pleurs que je répands et sa bonté rassasiera mon cœur maintenant saturé d'amertume, de joie et de félicité.
Oui mes peines passeront, elles passeront comme ont passé celle des êtres chéris qui ont partagé avec moi les épreuves, les douleurs de la vie et que la mort a ravis à ma tendresse. Ils se sont endormis sur votre sein, ô mon Sauveur, pleins de foi en vous, de confiance en vos mérites, d'espérance en vos promesses, et aujourd'hui, je l'espère, ils entourent le trône glorieux de votre éternité, ils vous contemplent sans voile dans les splendeurs de votre gloire. Ils se reposent dans votre paix et s'enivrent des délices de votre amour. Mais ces amis ne nous ont pas oubliés, ô mon Dieu, ils sont nos intercesseurs auprès de vous, du haut du ciel, ils nous tendent les bras, ils nous invitent à marcher sur leurs traces et nous montrent la couronne que vous préparez à nos efforts et la place que vous nous réservez auprès d'eux.
Vous m'aiderez à la mériter cette couronne, ô mon Jésus, j'en ai la ferme confiance puisque dans votre infinie miséricorde et votre immense amour, vous ne dédaignez pas de venir à moi pauvre et indigne pécheur, d'entrer dans la demeure de mon âme comme vous entrâtes autrefois dans celle de Zachée pour la bénir et lui apporter la paix et le salut.
Je sens toute mon indignité, ô mon adorable Sauveur, je sais que vous êtes le saint des saints, la sainteté même, et je sais aussi que je ne suis que péché, impureté et misère; mais vous seul pouvez remédier aux maux de mon âme, vous seul pouvez guérir ses plaies, la purifier et la sanctifier. Vous êtes seul son espérance, son trésor et sa vie.
Venez donc ô mon Jésus, venez à cette âme si indigente et si faible, venez être sa force, son appui, son soutien, venez lui renouveler votre esprit, vos vertus, la faire vivre de votre vie, venez la laver, la purifier dans votre sang, la couvrir de vos mérites comme d'un riche et précieux vêtement, recevez-la et cachez-la ensuite pour toujours dans votre divin cœur ; c'est la demeure qu'elle choisit et pour le temps et pour l'éternité.
0 Marie, ma sainte mère, soyez touchée de l'indigence de votre enfant et venez à son aide. Jésus le bien-aimé de votre cœur s'abaisse jusqu'à moi, il vient et mon âme est plus pauvre que l'étable où vous l'avez enfanté, elle est dénuée de toutes vertus; et, toute couverte encore des cicatrices du péché, offrez-lui, ô tendre mère, et vos vertus et vos mérites pour suppléer à tout ce qui me manque, ornez vous-même le pauvre sanctuaire où il va descendre, afin qu'il s'y plaise et qu'il daigne y rester toujours. Ainsi soit-il.
0 grâce, ô bonheur que je crois, que je sens sans pouvoir le comprendre, vous êtes à moi, ô mon Jésus, je vous possède, vous n'avez pas dédaigné de vous abaisser jusqu'à moi, de vous unir à moi d'une manière si intime, que je sens pour ainsi dire en ce moment les palpitations de votre cœur adorable répondre aux palpitations du mien, que je respire par votre respiration et que je vis de votre vie. Et cependant Seigneur, qui êtes-vous ? et qui suis-je ? Ah ! vous êtes le saint des saints, la sainteté même et je suis un abîme, un cloaque impur de péchés et de misères. Vous êtes la gloire, la joie, la félicité du ciel et votre vue plonge ses heureux habitants dans l'éternelle extase d'un amour qui ne peut se rassasier du bonheur de vous voir et de vous posséder; et moi je suis un être faible, misérable, assujetti à toutes les tristesses, à toutes les douleurs de l'exil, environné de ténèbres, exposé à des périls sans nombre, à des luttes continuelles et condamné jusqu'à mon dernier jour à la souffrance et aux larmes.
Votre amour seul, ô mon Jésus, m'explique ce mystère d'infinie condescendance. C'est lui qui vous abaisse jusqu'à moi, lui qui attire l'abîme de vos grandeurs vers l'abîme de mon néant, lui qui vous porte à venir à moi, à vous donner à moi parce que je suis pauvre, faible, délaissé dans une terre ennemie, où il y a une guerre continuelle à soutenir et des épreuves, des souffrances. sans nombre à supporter. Vous voulez être ma force, ma lumière, ma consolation, mon guide, mon soutien et ma vie. Oh ! soyez mille et mille fois béni, cœur si doux, si miséricordieux de mon Jésus, vous qui vous êtes attendri sur mes misères et qui venez répandre sur les amertumes et les douleurs de ma vie le baume de votre divine présence et les consolations de votre Eucharistie.
Pourrai-je encore me plaindre, Seigneur, de la rigueur des épreuves auxquelles vous me soumettez, des peines qui si souvent viennent briser mon cœur, lorsque je vois mon Dieu et mon Sauveur me tracer avec son sang la voie qui conduit au ciel, la suivre, chargé des lourds fardeaux de sa croix et n'entrer en possession de la gloire et du bonheur de son royaume qu'après avoir été saturé d'humiliations, d'ignominies et rassasié de douleurs. Non, non, ô mon bienaimé Sauveur, je ne me plaindrai plus, le disciple ne doit pas être traité autrement que son maître. Vous avez souffert pour moi, je veux souffrir pour vous et vous suivre avec courage sur la route du Calvaire, sûr qu'elle ne peut aboutir qu'au ciel.
Si je faiblis, ô mon Jésus, je viendrai dans les défaillances de la nature appuyer mon cœur sur votre cœur, je recourrai à votre Eucharistie, à ce sacrement d'amour qui vous rend le compagnon de mon exil et qui déjà me donne ici-bas celui que j'espère posséder éternellement dans le ciel ; avec vous, ô mon bien-aimé Sauveur, rien ne me paraîtra trop pénible, trop difficile, vos bienfaisants rayons, ô divin soleil d'amour, réchaufferont et ranimeront mon cœur, votre lumière assurera mes pas, votre force soutiendra ma faiblesse et votre douce présence, je veux l'espérer encore, réjouira mon dernier jour et sanctifiera ma dernière heure.
0 Marie, auguste reine des saints, vous qui êtes après Jésus le plus ferme appui de mon espérance, aidez-moi à bénir votre divin Fils, à lui rendre grâces pour le don de son amour. Aimez-le par mon cœur, louez-le par ma bouche et obtenez-moi la grâce de l'aimer et de le louer un jour éternellement avec vous. Ainsi soit-il.








 

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